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2024, une année agricole traversée sous la pluie
Audrey Sylvestre: Moi j'ai amené mon pluviomètre, parce que malheureusement je l’ai beaucoup trop regardé cette année. Les fenêtres météorologiques sur les champs étaient courtes. Tous les matins, il fallait vérifier que ça n’avait pas dépassé dix litres par mètre carré.
Nicolas Pape: Si on veut juste aller labourer, 15-20 litres peuvent encore aller, mais si on doit faire des récoltes ou des semis, c’est trop compliqué.
AS: On a quand même pu semer les betteraves dans de relativement bonnes conditions, mais après, si vous prenez les foins, on les a faits le 15 juillet, donc avec un mois de retard et une qualité moindre. On a quand même pu livrer toutes les céréales panifiables, avec de très bonnes récoltes de blé et de colza grâce à nos sols très caillouteux et donc filtrant. Mais pour les betteraves, ça va être nettement plus compliqué…
NP: Il faut y croire, ils nous annoncent un anticyclone la semaine prochaine! Cela dit, j’ai moi aussi apporté une veste de pluie. C’est vrai que, sur les dix dernières années, on ne l’avait parfois pas sortie, mais là, c’était le contraire! Question productivité, pour notre blé IP-Suisse on est tombé à 42 kilos à l’are, alors qu'on fait en général 60. Et puis nos récoltes d’herbages ne seront pas bonnes non plus. Enfin il y avait ce problème de fenêtres météo, car on a normalement besoin de trois ou quatre jours chaque fois. Cette année, c'était plutôt «je fauche ce soir de 17h à 22h, et je prévois déjà la récolte demain à midi».
AS: Et aussi beaucoup plus d'ensilage, car si on rentre le foin pas sec, après il chauffe, avec des risques d’incendie comme dans une ferme tout près de chez nous, côté français. Nous on a privilégié la sécurité et on a emballé.
NP: On peut ajouter que ça génère un problème pour le lait de fromagerie, qui nécessite du fourrage sec, non ensilé.
Est-ce qu’une telle année humide apporte tout de même son lot d’enseignements positifs?
AS: Selon moi, le positif, c’est d’avoir pu constater que toutes les années ne se ressemblent pas, et que l’on doit rester à la pointe de tout, être capable de s’adapter, ne pas se reposer sur nos lauriers en se disant que le 10 avril on sème les betteraves.
NP: Après 2021 qui était aussi assez mouillée, il nous faut trouver des plantes fourragères qui puissent s'adapter à tout. Ici, on assiste davantage à un dérèglement climatique qu’à un réchauffement. L’an dernier, début octobre, il faisait 30 degrés, et l'autre jour c’était 6 degrés toute la journée…
AS: Moi je fais partie du programme « Terres vivantes », qui nous demande de tester notre sol à la bêche. Eh bien cette année, ils étaient davantage compactés, juste à cause de l’eau, même aux endroits où l’on n’est pas passé avec des machines.
NP: Donc c’est un tout: quand c’est mouillé, il faut trouver des plantes fourragères en accord avec un sol qui souffre.
La révolte agricole de l’hiver, c’était une bonne chose?
NP: Oui, car elle a permis d’exprimer le ras-le-bol des campagnes, mais ça nous a aussi fait craindre un dérapage, qui nous aurait fait perdre du soutien dans l’opinion publique.
AS: Et puis il y a quand même ce 22 septembre, on a eu 63% de la population avec nous contre cette initiative biodiversité. J'étais vraiment fière du résultat. En Suisse on met plein de choses en place pour cette biodiversité, et la population le reconnaît. Parfois tu vas traiter ton champ le samedi, et des gens se bouchent le nez en te traitant de pollueur. Eh bien là, c’est positif!
NP: Enfin, maintenant qu'il y a eu pas mal d'initiatives qui sont passés à la trappe, pourquoi on ne s’attaquerait pas à la pollution du transport aérien? Il faudrait une fois avoir le courage d'empoigner, si j’ose dire, le bon couteau avec le bon manche, et arrêter de croire que l’on va tout d'un coup pouvoir nourrir les gens en produisant moins. C'est une question de calories, c'est mathématique. Quant au fait que l’on touche des paiements directs, il faut prendre la peine de comprendre comment cela fonctionne et quels sont nos réels revenus. La clé, c’est une bonne information. Sachant que nous, en face, on doit être crédible et ne pas commettre d'abus.
AS: Et il n’y a aucune raison à ça car, on l’a dit avant à propos des terrains, des plantes etc. on ne doit pas négliger notre outil de travail.
Avez-vous constaté des différences, cette année, entre votre fonctionnement et celui de collègues qui ne sont pas affiliés IP-Suisse?
NP: Un exploitant en conventionnel, qui n’a pas pu faire ses traitements fongiques à cause de la pluie, ou qui les a faits sans qu’ils soient efficaces, vous dira que c'était une année encore plus catastrophique.
AS: Moi je suis contente de faire partie de cette IP-Suisse. J'ai l'impression que les gens savent que, derrière cette coccinelle, il y a quelque chose de bien pour la biodiversité. D’autant qu’IP-Suisse, quand on parle de proximité, c’est 100% produit en Suisse. Après, si je devais être critique, je ne suis pas convaincue par ces céréales IP-Suisse sans produits phytosanitaires. A mon avis, elles créent de la confusion, parce que ça se rapproche trop du bio.
NP: C’est vrai, vous vous retrouvez avec une céréale qui est bio, mais qui, en réalité, n’a pas le label bio parce que ce n’est pas l’ensemble de l'exploitation qui est bio. En Suisse, on a une production conventionnelle qui est bien cadrée, on a, d’autre part, le bio, et puis nous, avec IP-Suisse, on doit toujours bien se démarquer des deux. Avec IP-Suisse, si on veut pouvoir assurer le rendement et avoir des champs qui restent propres, on doit pouvoir continuer de faire un herbicide. A l’inverse, j’apprécie beaucoup notre système de points en faveur de la biodiversité. Pour moi qui fais du bovin, on peut se fixer des objectifs d’amélioration, puis constater qu’en effet, le bétail se sent bien. On a un paysan qui a du plaisir à faire son travail, des locaux spacieux pour le bétail, et puis, après, une rémunération qui en vaut la peine.
AS: Il y a peut-être juste encore cette histoire de Sucre Suisse, qui n’arrive pas à distinguer nos betteraves IP-Suisse des betteraves conventionnelles, pour des questions de logistique de leurs usines, alors que le sucre bio, lui, est traité séparément. Ce serait bien qu'ils puissent peut-être trouver davantage de contrats, et offrir les volumes suffisants pour avoir leur propre filière. Parce qu’en betteraves IP-Suisse, on a tout un cahier des charges précis, sans fongicide.
NP: En tout cas ce label est un bon compromis pour nous quoi qu'il se passe, y compris avec la météo. Si l’on reprend les résultats de la dernière initiative, pour moi c’est clairement le consommateur qui a gagné. Quand on dit qu’on va devoir importer plus de denrées alimentaires, sur lesquelles on n'a aucune emprise, depuis l'étranger, pour moi ça devrait tilter dans la tête des gens. Mais visiblement, ce n'est pas encore complètement le cas.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR
- Audrey Sylvestre, 37 ans, 75 hectares de Surface Agricole Utile (betteraves sucrières, blé, pois alimentaires, tournesol et colza, ainsi qu’une vingtaine de ruches) et une vingtaine de vaches à viande, a repris l’exploitation de ses parents à Fahy. Affiliée à IP-Suisse depuis une dizaine d’années.
- Nicolas Pape, 50 ans, 90 hectares de SAU, travaille principalement pour la production laitière et l’engraissement (250 bovins), dont 22 à 25 hectares de céréales (la moitié de blé IP-Suisse), élève aussi quelques chevaux franches-montagnes, associé avec son frère Jean-François à Pleigne. Affilié à IP-Suisse dès que le label a été introduit pour les bovins.