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70% d’auto-approvisionnement en Suisse: ambition ou illusion?
L’auto-approvisionnement alimentaire est un sujet récurrent en Suisse. La question refait surface à chaque crise, comme lors de l’épidémie de Covid-19 ou de la guerre en Ukraine, mais aussi quand on parle des mesures en faveur de la biodiversité, qui ont une influence directe sur la production agricole.
Nous voterons d’ailleurs prochainement sur cette question, suite au dépôt de l’initiative fédérale «Pour une alimentation sûre»*. Cette dernière demande que la Suisse atteigne un taux d’auto-approvisionnement net de 70%, alors qu’il fluctue actuellement autour des 50%. Les initiants réclament également qu’on privilégie la production de denrées végétales par rapport à la production animale.
Pour comprendre ce que ces chiffres représentent concrètement sur le terrain et comment ils pourraient évoluer, nous nous sommes tournés vers un expert: Daniel Erdin, statisticien et responsable d’Agristat, le service statistiques de l'Union Suisse des Paysans (USP).
Une population en constante augmentation
Tout d’abord, qu’est-ce qu’on entend exactement par auto-approvisionnement alimentaire? «Il s’agit du pourcentage de la production indigène par rapport à la consommation brute, c’est-à-dire la quantité consommée directement par la population, mais aussi les matières premières utilisées dans les produits transformés, ainsi que les pertes et le gaspillage alimentaire», répond Daniel Erdin.
Concrètement, ce taux d’auto-approvisionnement dépend de plusieurs facteurs, dont la population, qui subit actuellement une forte pression démographique. «Nous arrivons maintenant à 9 millions d'habitants, et cela continue d’augmenter», rappelle Daniel Herdin.
Autre paramètre, les surfaces cultivables à disposition: «Elles n'ont pas diminué de manière significative ces dernières années, relève le statisticien. Toutefois, ce qui aggrave la situation, c'est que les surfaces perdues concernent souvent les terrains les plus fertiles et les plus adaptés à l'agriculture, souvent les plus plats et les plus prisés pour la construction».
Les impacts climatiques et les pratiques agricoles
Mais le plus intéressant à observer, quand on parle d’auto-approvisionnement, c’est la production. Elle était en constante augmentation depuis la Seconde Guerre mondiale, portée par l’essor de la mécanisation dans l’agriculture et le développement intensif des produits de traitement. Mais, depuis 2014, la courbe s’est inversée. Et la cause principale n’est pas due, comme on l’a dit, à la diminution des surfaces cultivables. Mais au changement climatique et aux mesures mises en place pour réduire l’utilisation de produits phytosanitaires, d’engrais, et favoriser la biodiversité.
Par ailleurs, de plus en plus d’agriculteurs font le choix de passer en bio ou en extenso**. «Prenez le blé, par exemple, 70% des surfaces cultivées sont désormais en production extenso. C’est une bonne chose sur le plan environnemental, et ça peut être tout aussi rentable pour les agriculteurs, grâce aux soutiens de la Confédération. Cependant, ces surfaces produisent des rendements plus faibles, ce qui impacte directement le taux d'auto-approvisionnement», explique Daniel Erdin, en ajoutant: «On ne peut pas tout avoir, le beurre et l’argent du beurre. Si l'État accorde des paiements directs pour encourager une production plus extensive et protéger la nature, cela ne peut pas stimuler en même temps la productivité».
Grand écart entre production végétale et animale
Aujourd’hui, le taux d’auto-approvisionnement est de 54%, en Suisse. Mais si l’on observe séparément production végétale et production animale, il y a une grande disparité: la première ne dépasse pas les 36%, tandis que la seconde atteint 95%. «On voit que pour la viande, et tout ce qui est animal, ce taux est beaucoup plus haut. Par exemple, on produit plus de lait qu'on en consomme en Suisse. En revanche, on est assez bas pour tout ce qui est végétal. Exception faite pour les pommes de terre (70%) ou encore le sucre (56%), mais la production de betterave sucrière a beaucoup diminué en productivité ces dernières années, avec l’évolution climatique et l’interdiction de nombreux produits phytosanitaires.»
Quant aux fruits suisses, ils ne représentent que 23% de notre consommation, les légumes, 44% et les céréales, 47%.
En diminuant la production animale, pourrait-on augmenter substantiellement la production végétale. Ce n’est pas mathématique, comme l’explique Daniel Erdin. «On va vers une diminution de la consommation de viande, c’est une réalité, et il y a de plus en plus de flexitariens. Mais ce serait illusoire de croire qu’on peut tout simplement remplacer une partie de la production animale par davantage de production végétale: Près de 70% des surfaces agricoles sont occupées par des prairies et des pâturages, qui sont utilisés principalement pour l’élevage. Sans ruminants, ces terres ne peuvent pas être exploitées. Ce ne sont pas des surfaces appropriées pour les cultures végétales.»
Trouver un juste milieu
Alors, pour en revenir à la question de départ, pourrait-on augmenter fortement le taux d’auto-approvisionnement en Suisse? «Aujourd’hui, il s’élève à 54%. Et je pense qu'en 2030, on sera plutôt à 50%, vu que la population suisse augmente, alors que la production est en légère baisse. Donc, quand on parle de 70%, cela ne parait pas très réaliste. Ou cela exigerait énormément de sacrifices. En revanche, maintenir un auto-provisionnement à la hauteur de 50% est important pour la sécurité alimentaire», assure Daniel Erdin, en complétant: « On pourrait se dire qu’on est riches et qu’on peut importer ce que l’on veut. Mais il suffit d’une crise alimentaire dans un pays pour que les exportations soient bloquées. Et là, notre argent ne sert plus à rien. C'est pour ça qu’il est important de produire une partie de ce que nous consommons. C’est comme une assurance. Mais je pense que la population n'est pas prête à payer une couverture maximum –ce qui serait le cas avec un auto-approvisionnement de 70%- , en revanche, on veut avoir une assurance partielle.»
Pascale Bieri/AGIR
* L'initiative populaire fédérale «Pour une alimentation sûre» a été déposée le 16 août 2024 par un comité de sept membres, dont Franziska Herren, qui était également derrière l’initiative «pour une eau potable propre et une alimentation saine», soumise au vote le 13 juin 2021 et rejetée par 60,7% des voix.
** L’agriculture extenso renonce aux fongicides, insecticides, régulateurs de croissance et produits chimiques de synthèse pour protéger les plantes, mais autorise d'autres intrants chimiques comme certains herbicides et engrais de synthèse.