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Budgets agricoles : une question de loyauté
"On enchaîne les contextes de crise depuis la Covid, et les dépenses dans certains secteurs se sont envolées. Mais pas dans l’agriculture ! Alors pourquoi faudrait-il taper sur les doigts du bon élève ?" Francis Egger, vice-directeur de l’Union suisse des paysans, responsable du département Economie, formation et relations internationales, est sûr de son fait : il y a bien une "faute morale" à faire porter aux familles paysannes le chapeau d’un budget ordinaire de la Confédération pour la 1ère fois en déficit structurel depuis 2005 (pour 1,6 milliard de francs, bien au-delà des règles du frein à l’endettement). Après les déficits records enregistrés en 2020 (15,8 milliards de francs) et 2021 (12,2 milliards), le déficit de financement reste très élevé, et le Conseil fédéral compte y remédier par des mesures d’économies, à la fois dans le budget 2024 et l’ensemble du crédit-cadre agricole 2026-2029, mis en consultation le 11 octobre. Pour l’agriculture, le principal poste concerné est celui des paiements directs : près de 55 millions de francs en moins sont envisagés à partir de 2024, soit environ 1'300 francs de moins par exploitation et par an.
Une contrainte, ça se finance
"La faute est à plusieurs niveaux", poursuit Francis Egger. "Déjà la rétribution moyenne d’un paysan suisse est très insuffisante, c’est 17 francs de l’heure. On ne peut pas leur retirer de l’argent ! Et puis il y a le matériel nécessaire pour toucher les paiements directs : un pendillard (NDLR : machine qui répand le lisier directement au sol, plutôt qu'en l'air, pour limiter les émissions d’ammoniac) c’est 20'000 francs minimum, et jusqu’à 80'000. C’est quand même une difficulté qu’on ajoute. Quand on dit qu’il faut mettre 3,5% de ses terres assolées en surface de promotion de la biodiversité, c’est 3,5% qui ne vont pas produire du blé ou alors en plus faible quantité, et c’est une perte économique. Donc on crée des contraintes, et on ne les compense pas. Le Conseil fédéral constate qu’il y a des lacunes en matière d’empreinte écologique de l’agriculture, mais il faut financer, il n’y a pas de miracle !"
Dépendance aux paiements directs
Pire, Francis Egger évoque un raisonnement indécent, alors que tant de mesures finissent par être adoptées par la branche au titre des nouveaux systèmes de production (couverture des sols, réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires, mise au pâturage du bétail, utilisation plus efficiente de l’azote, etc.). "Quand le Conseil fédéral justifie ses coupes en disant qu’il y a 1,5% d’exploitations agricoles en moins chaque année, alors que les prestations qu’on fournit se mesurent par rapport à la surface et pas du tout au nombre d’exploitations, il y a vraiment un côté amoral, le sentiment d’une profonde injustice".
Le tableau n’est pourtant pas tout noir, et des hausses sont prévues, aussi, sur la liste de ces crédits à l’agriculture, mais ces hausses sont compensées, dans le cadre d’un budget constant, par la diminution d’autres mesures, en particulier des paiements directs. "Bien sûr que nous sommes favorables à cette augmentation de 86 millions de francs dans les améliorations structurelles agricoles, pour construire de nouvelles étables répondant encore mieux au bien-être animal, ou pour aider à la transition digitale", reconnaît Michelle Wyss, responsable de la division Economie agraire à l’USP. "De même, ce sont 24 millions supplémentaires qui iraient, en 2024, à la sélection de cultures et de variétés résistantes aux maladies et à la protection durable des végétaux. C’est une bonne chose, mais on ne veut pas que ce soit pris dans les paiements directs, d’autant plus que ces activités de sélection répondent à des attentes sociétales : ce n’est pas la faute des agriculteurs si l’augmentation du nombre des espèces invasives posant des problèmes dans notre pays est exponentielle."
Réduire la trésorerie qui dort
Sous la Coupole fédérale, Jacques Bourgeois vit ses derniers travaux comme rapporteur de la commission des finances du Conseil national, lui qui siège à Berne depuis 2007, notamment en tant que directeur de l’USP entre 2002 à 2020. "La difficulté, c’est que le budget ne nous laisse pas de marge de manœuvre, du fait du respect du frein à l’endettement. Mais certains fonds sont actuellement surdotés : ils concernent la NPR (Nouvelle Politique Régionale), les infrastructures ferroviaires, la protection du paysage. Nous sommes pour réduire cette trésorerie qui dort, sans revoir à la baisse les projets concernés." Et l’élu PLR d’enchaîner sur un autre secteur menacé : celui de la promotion des ventes. "On nous remet sur la table une baisse de 6,2 millions de francs dans la promotion des vins suisses. On avait déjà obtenu un sursis l’an dernier, avec même une hausse, pour se mettre au niveau de nos concurrents. Il faut savoir que l’Italie met 18 millions de francs par an pour la promotion de ses vins, et que nous n’avons pas de protection à la frontière pour ces produits. Et puis en matière de marketing, on ne peut pas faire du Stop and Go. Donc pour 2023, nous avions ces mêmes 18 millions en Suisse, apportés à parts égales pour 9 millions par la branche et 9 millions par la Confédération."
La grandeur de la valise
Derniers exemples, il s’agira aussi de batailler pour récupérer 4 millions de francs menacés dans les aides à la protection de la betterave sucrière, ou encore 4 millions pour les mesures de protection des troupeaux face au loup. "Le 31 octobre, on entre en négociation", détaille Jacques Bourgeois, "puis du 20 au 22 novembre aura lieu la commission plénière, qui prépare le projet de budget 2024 pour la session de décembre. Je suis toujours confiant pour obtenir gain de cause, mais après il faudra reprendre cette lutte en plénum, et aller convaincre les collègues. Moi je ne serai plus là, ce sera l’affaire du nouveau parlement au sortir des élections." Côté Francis Egger, on insiste sur le crédit-cadre 2026-2029 : "C’est un peu la grandeur de la valise. Rien ne dit qu’elle sera pleine chaque année, mais c’est essentiel qu’elle corresponde aux besoins prévisibles, car ensuite on ne pourra pas obtenir davantage."
Quant à répercuter d’éventuelles pertes sur le dos des consommateurs, on n’en est pas là. "On a essayé vis-à-vis des distributeurs, ces dernières années, pour le prix des produits agricoles", illustre France Egger. "Avec l’augmentation des coûts des intrants, des carburants et de l’énergie en général, à hauteur de 300 millions de francs par an, ce n’était pas à l’Etat de compenser. Alors on l’a fait sur le marché, avec des résultats mitigés. Mais ici, la baisse des paiements directs reste marginale en proportion : sur notre contribution d’environ 10 milliards par année à la production alimentaire indigène, une baisse de 50 ou 100 millions ne peut pas avoir d’effet sur les prix à la consommation". Le dernier mot revient alors, comme un mantra : "Ce que réclament toujours les agriculteurs, c’est de la stabilité. Et par stabilité, on entend le respect des règles fixées au départ avec un financement adéquat."
Etienne Arrivé/AGIR