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Dégâts du cormoran: enfin, on va savoir
En mai, le grand cormoran ne fera plus ce qui lui plait, ou du moins, un tour de vis pourrait être entériné à l’occasion de la publication de lignes directrices pour la gestion du cormoran en Suisse. "On vient de recevoir le rapport, qui doit encore être validé par la Conférence suisse des services de la faune, chasse et pêche", nous confie le président de la plate-forme nationale "pêche lacustre", Frédéric Hofmann, par ailleurs chef de la section "chasse, pêche et espèces" pour le canton de Vaud. "Depuis deux ans, nous planchons sur ce document. Une étude complémentaire avec un robot subaquatique pour évaluer les dégâts occasionnés aux filets de pêche a également été réalisée sur le lac de Neuchâtel. Il s’agit d’un mandat conséquent, de près de 90'000 francs, pour 50 expérimentations réparties sur 18 campagnes d’une semaine."
Parmi les poissons prélevés, combien sont attaqués ?
Concrètement, la commission intercantonale de la pêche dans le lac de Neuchâtel, qui regroupe les cantons de Vaud, Neuchâtel et Fribourg, a mandaté un bureau d’études en charge d’évaluer les dégâts de l’oiseau nicheur dans les filets et dans les nasses. "On a collaboré avec les pêcheurs professionnels des trois cantons", poursuit Frédéric Hofmann. "On a ciblé différentes techniques de pêche, différentes espèces, différents engins, à différents moments de l’année et différentes profondeurs entre 0 et 30 mètres sous la surface. Et pour ce qui est de mesurer l’impact du cormoran, on a mis un nombre défini de poissons dans ces filets ou dans ces nasses, et ainsi on a pu voir précisément combien avaient été attrapés ou blessés."
Un oiseau pourtant récemment protégé
Revenons un peu sur la genèse du dossier. Sur le lac Léman, de Zürich, de Constance, de Thoune, de Bienne, mais surtout celui de Neuchâtel, les effectifs de grands cormorans ont explosé depuis 2009 et la mise en œuvre, par l’Union européenne, de mesures de protection de l’oiseau. Depuis, sa population a augmenté de façon exponentielle, population originaire de la mer Baltique mais dont quelque 6'500 individus nichent en Suisse, spécialement dans des zones protégées comme les réserves de la rive sud du lac de Neuchâtel. Selon les pêcheurs professionnels locaux, la biomasse de poissons dans le ventre des cormorans serait aujourd’hui trois fois plus importante que dans leurs filets. Et le lac serait ainsi l’un des plus touchés par la prédation des cormorans à l’échelle européenne.
Une plate-forme pour établir des lignes directrices
En 2019, en réponse à un postulat déposé devant le conseil national, la Confédération a donc souhaité la création de cette plate-forme "pêche lacustre suisse"[1], née en 2020, dans le but d’établir un état des lieux biologique et économique de la pêche sur nos lacs. Il s’agissait de vulgariser les résultats d’études sur ces lacs, de promouvoir les produits de la pêche ou encore d’établir des lignes directrices pour la gestion du cormoran en Suisse. "Le concept doit aussi permettre de déterminer une méthode simplifiée pour évaluer les dégâts directs sur les engins de pêche, sur la base d’un avis d’expert", détaille Frédéric Hofmann. "On devrait être en mesure de communiquer sur cette thématique en fin de printemps."
Aides d’urgence en attendant mieux
Il faut rappeler ici que les cantons de Neuchâtel, Fribourg et Vaud font figure d’exception en Suisse, en versant déjà, depuis trois ans, une aide d’urgence pour compenser le faible volume de captures de poissons, à hauteur de 10'000 francs par année et par pêcheur professionnel. A entendre Frédéric Hofmann, il y a un soutien manifeste de la population pour pérenniser la pêche professionnelle. Mais il n’y a pas de solution simple pour réguler efficacement cette population de cormorans, qui niche en grande partie dans les réserves d‘oiseaux d’eau d’importance internationale. "Certes le droit fédéral permet de le chasser entre le 1er septembre et la fin du mois de février, et sur le lac de Neuchâtel un permis allégé a été instauré pour les pêcheurs professionnels des trois cantons, pour qu’ils puissent intervenir quand les oiseaux s’approchent des filets. Mais ces pêcheurs attendent des actions de plus grande ampleur."
Du cormoran vu comme le loup des pêcheurs
On songe alors à faire le parallèle avec le loup, qui, lui aussi, sape le moral de toute une profession… "La différence, nuance Frédéric Hofmann, c’est que contrairement aux agriculteurs, les pêcheurs ne sont pas propriétaires des lacs. L’eau appartient au domaine public. Quand un cormoran prélève un poisson dans le lac, ce n’est donc pas considéré comme un dommage au sens du droit fédéral. Le dommage effectif n’a lieu que lorsque le poisson est pris dans un filet. Autrement dit, le poisson n’appartient au pêcheur que lorsqu’il est pris dans un filet ou dans une nasse."
Plusieurs mesures à valider
"Dans ces conditions, ce que l’on peut d’ores et déjà envisager, mais cela reste à adopter, c’est que les cantons interviennent avant la fin février, par le tir de cormorans hors des réserves, pour éviter l’installation de nouvelles colonies nicheuses et éviter la prédation d’espèces menacées de poissons aux embouchures de rivières, telles que les ombles chevaliers ou les ombres de rivière. Les professionnels de la pêche suggèrent plutôt que l’on prélève a minima de jeunes cormorans, immatures, tout au long de l’année. Mais ce principe n’est pas encore approuvé par la Confédération."
Le cormoran joue un rôle non négligeable dans la diminution des captures de poissons par les pêcheurs, à côté d’autres facteurs toutefois, comme la hausse de la température des eaux des lacs: "On sait que le seuil à ne pas dépasser est de 8°C, en décembre-janvier, pour la réussite du frai naturel des corégones et des ombles, c’est-à-dire leur reproduction. Or, ces dernières années, on constate que ces valeurs sont sensiblement atteintes, voire dépassées."
Le temps long de la science
Frédéric Hofmann estime encore que le déclin des insectes, dont se nourrissent les poissons, peut aussi jouer un rôle, "mais on n’a pas encore réussi formellement à le prouver, cela prend des décennies à démontrer". A noter enfin que, dans certains lacs, un repeuplement en alevins est encore pratiqué, à l’instar du corégone dans les lacs Léman, de Neuchâtel et de Morat, pour pallier les conditions du milieu, pas optimales suivant les années.
Etienne Arrivé/AGIR
[1] Dès la mi-2020, la Conférence des services de la faune, de la chasse et de la pêche (CSF), l'Association suisse des pêcheurs professionnels (SBFV), l'Association Suisse Romande des Pêcheurs professionnels (ASRPP) et la Fédération suisse de pêche (FSP) ont fondé cette "plate-forme pêche lacustre". Elle est soutenue par l'Office fédéral de l'environnement (OFEV). Le Centre de compétence suisse pour la pêche (CSCP) est responsable de sa gestion. Un comité de pilotage composé de six membres dirige la plate-forme, définit les thèmes et met en place des groupes de travail pour les traiter.