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Et si c’est vraiment bon, on aurait tort de gaspiller
On disait autrefois "food waste", mais il y a lieu désormais de ne plus les considérer comme déchets. Face à des consommateurs préoccupés de durabilité, et si possible de régionalité, on préfère désormais parler d’une "upcycling healthy food", soit, littéralement, de la "valorisation d’une nourriture bonne pour la santé", qu'elle soit fabriquée à partir de petit-lait, de résidus du brassage de céréales ou de pulpe de soja. Vendredi, à Zollikofen, l’occasion était donnée d’échanger avec les porteurs de cette tendance encore fraîche, alliant méthodes traditionnelles et technologies modernes.
Startuppers du goût
Ces "startuppers du goût" sont souvent diplômés en sciences alimentaires. Ajoutez-y une prise de conscience environnementale, l’enthousiasme de la jeunesse, ouvrez-leur un marché en pleine expansion et vous risquez, cette fois, de modifier tant soit peu le contenu de votre chariot de commissions. "Il y a 15 ans, il n’y avait tout simplement pas de produits sur ce marché", explique Tobias Kistler, 33 ans, cofondateur et responsable du département production chez Luya, une start-up bernoise de 15 salariés, fondée en 2021, qui transforme de l’okara, le sous-produit du tofu et de la production de lait de soja, par la fermentation et l’ajout de pois chiches. "Aujourd’hui il y a une centaine de références en rayons. Et la grande question, pour le consommateur, c’est de s’y retrouver. On en est à se demander quels produits sont pertinents, lesquels méritent de figurer dans les supermarchés, c’est ça que je trouve passionnant." Et ce grand échalas aux bouclettes brunes et au regard perçant d’enchaîner, sans se bercer d’illusions : "Je ne pense pas que les consommateurs soient prêts à mettre leur argent à l’appui des idéaux qu’ils défendent. Ils aiment l’idée de durabilité, de limiter le gaspillage, mais ça s’arrête là. Donc c’est le produit qui doit faire la différence par lui-même, par ses qualités propres. Autrement, selon moi, il ne trouvera pas son public et n’aura donc aucune valeur."
Une saveur d’umami aux champignons
On ne va pas vous dérouler le catalogue des uns et des autres, mais retenez que la valorisation de ces protéines suisses jusqu’ici perdues pour la consommation ne cherche pas à imiter la viande (contrairement au "Hachis végétal Protaneo IP-Suisse" qui vient de se voir décerner le prix "Promarca Explorer of the Year 2023"). Dans l’assortiment Luya, les produits varient en fonction des micro-organismes utilisés pour la fermentation. La consistance est plus ou moins élastique et les saveurs déclinées sur le mode de l’umami, ce mot japonais issu des termes "umai", délicieux, et "mi", goût. L’umami, ce serait cette fameuse 5e saveur qui concentre la matière, ce goût profond de la fermentation des protéines végétales et animales, que l’on va retrouver dans les sauces cuisinées, ou des produits comme les champignons, le parmesan, les poissons marinés.
Autre cas de figure pour ce recyclage, celui du petit-lait, qui constitue 90% des quantités utilisées dans la fabrication de fromage, et que la Suisse produit donc en très gros volumes. On connait son utilisation pour la fabrication de ricotta ou dans le Rivella. Depuis 2018, la St-Galloise Doris Erne, 42 ans, diplômée de l’ETH Zürich comme Tobias Kistler, ambitionne de valoriser cette ressource riche en vitamines (B1, B2, B6, B12) et en sels minéraux (potassium, calcium, phosphore) pour la nutrition des sportifs, sous forme de boissons ou de porridges.
Caramel à base de lactose
Son entreprise, Wheycation, n’emploie encore que deux salariés, et doit consolider ses ventes en ligne pour accroître sa notoriété, avant d’espérer s’imposer dans la grande distribution. Ce vendredi, en marge du colloque, elle organisait une dégustation d’un nouveau caramel à base de lactose. "Il est très concentré et nous semble parfait pour agrémenter des glaces, ou sur des tartines. On pourrait aussi l’incorporer dans un gel ou une barre énergétique."
Du succès de son assortiment dépendront les contacts avec les producteurs de fromages. "Actuellement, c’est l’entreprise Hochdorf Swiss Nutrition, dans le canton de Lucerne, qui nous permet de fabriquer la poudre de protéines dont nous avons besoin. Quant au petit-lait des petites fromageries, on a souvent été contactés, car il y a un immense intérêt pour elles à le valoriser. Mais, pour l’instant, on se contente de leur vendre le processus de fabrication de nos boissons, la recette et les autres matières premières, pour qu’ils fabriquent et commercialisent eux-mêmes ces boissons."
Comme chez Luya, la dimension durable, limitant le gaspi, celle d’une boucle de production alimentaire enfin refermée, n’apparait absolument pas comme une garantie de succès : "Avec la nourriture, la chose la plus importante, c’est que ce soit vraiment bon", confirme Doris Erne. "Mais là encore, ça ne peut être un argument que si les gens goûtent d’abord ! Alors on travaille avec des spécialistes du marketing en ligne, pour mettre en avant le caractère sain de notre produit, et pour développer une image tendance, avec des ambassadeurs sportifs, si possible à terme avec des idoles auxquelles on va s’identifier. Car si le produit est désirable pour elles, on va vouloir le goûter nous aussi. Mais tout ça coûte évidemment très cher, et on n’a pas ce budget."
Des compétences et de la persévérance
Côté Luya, on fait goûter les créations lors des festivals open air, on vise aussi la gastronomie et la carte des restaurants. Et la mayonnaise semble prendre : la marque est maintenant distribuée dans les rayons Migros pour toute la Suisse, et chez Coop pour la région de Berne. Pour Tobias Kistler, c’est aussi le prix en rayon qui peut inciter le consommateur à essayer. "Si la gamme est bon marché, c’est un argument important. Notre matière première n’est pas chère à la base, sauf que sa transformation, et la logistique qu’elle suppose aussi, peuvent être vite coûteuses. Il faudrait automatiser certaines étapes, si possible travailler au contact des usines de tofu par exemple, et puis voir grand, alors qu’actuellement nous sommes comme une manufacture."
Un mot peut-être encore des compétences recherchées, si de jeunes professionnels nous entendent? "Il nous faudra des techniciens de l’alimentation capables de bien comprendre les caractéristiques physiques et chimiques du produit, des spécialistes en marketing digital, mais aussi et avant tout des gens motivés à faire aboutir les choses, des gens persévérants", conclut Tobias Kistler. "Car à la base, il ne faut pas oublier que personne ne s’intéresse à nos matières premières. Cela illustre bien comment il faut se battre pour en faire quelque chose de convaincant !"
Etienne Arrivé/AGIR