Main Content
Import-export de fromages: qui sont les gagnants?
Il ne faut surtout pas croire Jacques Gygax quand il annonce en préambule: "Tout a déjà été écrit sur le sujet!" Cinquante-neuf minutes plus tard, quand on appuie sur le bouton stop de notre enregistrement, il nous a fait parcourir l’Europe des spécialités fromagères avec des découvertes à chaque station.
Au départ, il y a eu cette communication de l’Interprofession du Vacherin fribourgeois, réunie en assemblée générale le 11 octobre: ses exportations, certes lilliputiennes en comparaison de celles du Gruyère AOP, de l’Emmentaler AOP, de l’Appenzeller ou même de la Tête de Moine AOP, repartent à la hausse depuis le début 2024, avec un spectaculaire +26%, après un tassement sur les années post-Covid. Contacté, Romain Castella, son directeur, s’en félicite au nom d’un cahier des charges exigeant, dont résulte un positionnement haut de gamme reconnu loin à la ronde. Mais il nous précise aussi son inquiétude de voir des fromages industriels à bas prix, parfois produits en Suisse, venir concurrencer son produit, notamment dans les mélanges destinés à la fondue.
Mieux tracer le fromage suisse
Cette histoire de mélanges, nous en avions déjà parlé avec le ministre fribourgeois Didier Castella (lire notre entretien). "Si c’est le cas, je pense que c’est anecdotique", estime Jacques Gygax, qui dirige donc l'association faîtière des artisans suisses du fromage depuis 2009, et partira à la retraite au 1er juillet prochain. "Pourtant il est clair que ça nous incite à vouloir mieux tracer le produit: en Suisse, on a peut-être 400 fromages qui pourraient entrer dans la composition des fondues. Chez Fromarte, je crois que nos 486 membres proposent une fondue. Alors on travaille sur ces ferments fromagers, cette nouvelle technologie des cultures traceuses utilisées comme un ADN du produit, sachant qu'on a l’avantage d’avoir conservé, en Suisse, depuis un siècle, un catalogue unique au monde de plus de 100'000 souches". Cet héritage de l’ancienne station fédérale de recherches laitières est aujourd’hui géré par Liebefeld Kulturen AG, société qui travaille avec la station de recherche Agroscope, et envisage de déplacer son site de production et de développement à Grangeneuve (FR).
Code-barres et revenus réels
"En ce moment ça discute beaucoup", poursuit Jacques Gygax, "et dans la réflexion, au-delà de la composition des fondues, on aimerait avoir une culture traçeuse «fromage suisse». Et encore au-delà, il y a l’idée d’un code-barres qui vous donnerait la traçabilité complète du fromage, avec la part du prix réservée au producteur de lait, celle de l’artisan fromager, de l’affineur et du distributeur. Si on parle de nos 74'000 tonnes d’importations, il faudrait afficher sur l’emballage que ces fromages étrangers, c’est zéro centime pour toute la filière suisse, pour nos places de travail, et seulement bien sûr une part de marge qui revient au distributeur."
Revenons sur ce marché des importations. Certes, en termes de valeur ajoutée, la Suisse engrange davantage de devises qu’elle n’en dépense (balance commerciale positive avec +CHF 177,4 millions en 2023), car ses fromages premium occupent plus que jamais le haut de gamme. Il est remarquable de constater que cette balance commerciale reste assez constante depuis la libéralisation du marché avec l’Union européenne en 2007. Ajoutons que la consommation du parmesan italien, fromage lui aussi à haute valeur ajoutée, a, dans le même temps, atteint des sommets et pèse sur le bilan, étant très bien vendu par son puissant consortium au détriment du Sbrinz AOP de Suisse centrale.
Des horizons culinaires différents
"En fait, je m’en étonne encore, on a maintenu nos exportations pendant le Covid", souligne Jacques Gygax, "et on a battu des records sur le marché intérieur, car il n’y avait plus de tourisme d’achat possible. On est maintenant redescendu au niveau d’avant la pandémie, avec la guerre en Ukraine et l’augmentation des coûts de l’énergie qui affectent les habitudes des consommateurs, et on se retrouve avec un volume d’importation qui, pour la première fois, dépasse celui de nos exportations. C’est aussi le fait d’une augmentation majeure de la consommation de fromages industriels frais, dont les producteurs sont essentiellement étrangers: mozzarella, mascarpone, ricotta ou cottage cheese. Ils entrent dans la composition de préparations culinaires, et puis ça correspond aussi aux habitudes de communautés de plus en plus présentes en Suisse, notamment celles en provenance des Balkans et d’Asie".
Pourrait-on alors imaginer régater sur ce secteur, à l'avenir, grâce à des fromages suisses mieux identifiés? "Il y a bien quelque chose à faire", nuance Jacques Gygax, "mais c’est très difficile vu le coût de la main d’œuvre en Suisse. On pourrait imaginer des AOP, et alors occuper une niche, avec du lait cru, ou du lait de chèvre, de brebis, avec des pâtes molles. On a en ce moment des artisans qui font un travail remarquable en ce sens, mais cela reste pour l’instant à un niveau très modeste".
Stricto sensu sans additifs
Le directeur de Fromarte envisage pourtant un argument-clé, jusqu’ici très mal valorisé par la branche: "Le fromage suisse est stricto sensu sans additif. C’est unique au monde et résulte d’un code de déontologie décidé en 2002 pour se différencier clairement des produits d’importation. Dans l’UE, presque tous les fromages autorisent soit un colorant artificiel, soit des rehausseurs de goût ou des produits qui empêchent de mauvaises fermentations. Chez nous, les fromagers s’engagent, tous les trois ans, via une «déclaration de renonciation» qui concerne nos pâtes extra-dure, dure, mi-dure et molle, à n'utiliser que du lait, de la présure pour cailler le lait, du sel si on affine, et c’est tout! Mais comment communiquer ça? Cette communication sur la durabilité reste à faire, car le consommateur ne la perçoit pas forcément".
Dans les pas des artisans fromagers suisses, on peut donc résumer la situation ainsi: notre pays dispose d’un savoir-faire historique, avec des professionnels au top, des produits remarquables, mais qui ont encore tendance à être vendus en-dessous de leur valeur, dans un environnement commercial où le franc fort et le pouvoir d’achat jouent. Il s’agit aussi de ne pas sous-estimer l’évolution du tissu socio-économique de la population suisse, avec des communautés étrangères qui ont des habitudes de consommation particulières pour le fromage, lesquelles ouvrent des perspectives de croissance pour la production nationale, à condition de savoir y répondre au mieux.
Etienne Arrivé/AGIR
Plus d’info sur la renonciation volontaire aux additifs des fromagères et fromagers suisses, c’est ici.