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La biodiversité s’étend dans l’obscurité
Une fois n’est pas coutume, commençons cet article par une suggestion musicale: le partenaire des plus belles chansons de Jeanne Moreau, Serge Rezvani, s’est fait l’auteur, en 2005, d’une comptine pour enfants tout à fait savoureuse, qui nous emmène dans les mystères de la forêt. "Quand tombe la nuit" raconte le spectacle des noces fantaisistes de tous les animaux, lorsque la nuit tombe. Rezvani est tout à fait dans le vrai, les scientifiques lui ont, de longue date, donné raison: comme l'été a besoin de l'hiver, c'est à l'abri de la lumière que la biodiversité se déplace, se nourrit, se ressource.
Trames vertes, bleues et noires
"Historiquement, toutes les espèces ont besoin de repères pour canaliser leurs déplacements", nous précise Loren Manceaux, biologiste chiroptérologue au Centre de coordination ouest pour l’étude et la protection des chauves-souris du canton de Genève (CCO-GE). "On parle des nécessaires trames vertes et trames bleues, composées de structures végétales, de couloirs forestiers ou de cours d’eau, mais on s’est aperçu qu’elles étaient insuffisantes pour une majorité d’espèces qui se déplacent de nuit, soit pour éviter l’homme, soit parce qu’elles sont nocturnes. Il faut leur reconstituer des trames noires, sans quoi on isole des populations, et la biodiversité périclite. Car si certaines espèces arrivent à s’adapter, d’autres pas, telles certains rapaces nocturnes, ou les chauves-souris qui désertent progressivement les zones éclairées. Les espèces migratrices sont aussi très perturbées par les éclairages pointés vers le ciel, les enseignes publicitaires, les aéroports."
Cartographies genevoises en pointe
En Suisse, le canton de Genève est aujourd’hui en pointe sur cette thématique. Tout a démarré à l’occasion d’un colloque franco-suisse en 2015 sur les corridors biologiques, qui a mis en évidence l'enjeu de l'obscurité. "Ce point de prise de conscience a permis de travailler ensuite très concrètement avec les services industriels de Genève", récapitule Aline Blaser, "en leur présentant les effets de la pollution lumineuse en termes d’astronomie, de santé et de biodiversité. Puis on a bénéficié d’un travail réalisé par la Haute école du paysage, d'ingénierie et d'architecture (HEPIA), qui a pu nous fournir une carte de l’éclairage en 2012, actualisée grâce à des images satellites en 2021. On a ainsi pu coupler les points de lumière artificielle aux axes des déplacements de la faune, y compris des chauves-souris, grâce à des données récoltées par des boîtiers à ultra-sons disposés sur le canton." Et Loren Manceaux de compléter: "Chaque pont éclairé vient fragmenter un corridor et réduire la richesse spécifique que l’on peut avoir de part et d’autre de l’ouvrage. Les espèces les plus sensibles à la lumière sont repoussées, cela créé des barrières presque physiques, réduisant de fait leurs territoires."
Projet-pilote d’extinction des routes
Entre temps, la validation de ces données a permis d’enclencher des collaborations tous azimuts. Pour atteindre le grand public, il y a, depuis 2019, l’opération "La nuit est belle", dont la 4e édition, le 22 septembre dernier, a mis en lien l’extinction de l’éclairage public, dans 184 des 209 communes du Grand Genève, à une centaine d’animations: observations du ciel, expositions, concerts, repas à la bougie, etc. Et une étape plus importante est franchie depuis 2022, avec la mise en œuvre de la stratégie des autorités pour l’extinction des routes cantonales, portant sur la moitié des 8'000 points lumineux recensés. "C’est un essai pilote", précise Aline Blaser, "qui permettra une évaluation de sa pérennité en veillant à désamorcer toutes les questions de sécurité. Cette approche apporte de grands bénéfices pour restaurer notre patrimoine commun qu'est la nuit, et ménager les espèces impactées par les routes."
L’intérêt des agriculteurs contre les ravageurs
Reste à nous concentrer sur le potentiel rôle de l’agriculture contre cette pollution lumineuse. "Les exploitations agricoles sont justement déjà des corridors biologiques naturels de déplacement de la faune", poursuit Aline Blaser. "Si on éteint une route entre deux parcelles, cela favorise les déplacements entre réservoirs de biodiversité. Et il y a un intérêt commun à faire mieux. Car les agriculteurs se demandent comment bien agir pour faire revenir les chauves-souris, certains pollinisateurs et à peu près toutes les espèces animales, parce qu’elles régulent très efficacement les atteintes aux cultures et permettent de limiter l’utilisation de produits phytosanitaires. Il y a ceux qui font de louables efforts pour maintenir et développer leurs haies, ou qui installent des nichoirs sur leurs fermes. Tout cela est très bien et implique aussi parallèlement un travail sur la façon d’éclairer leurs bâtiments pour être encore plus bénéfique».
L’éclairage comme infrastructure écologique
Aline Blaser cite alors des paramètres comme l’orientation de la lumière, son intensité, sa tonalité qui devrait éviter l’ultra-blanc ou les ondes bleues pour privilégier des couleurs plutôt ambrées. Actuellement, les autorités genevoises agissent surtout au moment de la mise à l’enquête d’un nouveau hangar ou d’un manège équestre. "Plus la question est prise en amont, plus c'est facile d'améliorer les choses. Notre service se tient à disposition pour toutes les collaborations proactives. Ce point est d'ailleurs une des priorités de notre feuille de route départementale, avec des indicateurs très clairs en matière de pollution lumineuse. Il faut dire que les économies d’énergie sont un vrai enjeu pour tous aujourd'hui."
La Confédération s’est en tout cas intéressée à ces travaux. L’Office fédéral de l’environnement doit fournir à chaque canton sa propre carte de visibilité de l’éclairage. "C’est une vraie avancée pour intégrer au mieux la question de l'infrastructure écologique aux planifications. Cette trame noire permet la définition des espaces d’interventions prioritaires." Et les primo-enseignements genevois seront précieux ailleurs, "glissant sur les tuiles des toits à l’heure du silence appuyé", façon Michel Jonasz, lui qui décrivait la nuit "s’installant en maître comme un grand roi sur son siège". La prochaine fois, on vous le chantera !
Etienne Arrivé/AGIR