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L’alimentation de demain, cet enjeu crucial dont s’empare Fribourg
Ce début d’automne a été riche en événements plaçant chaque fois le développement économique du canton de Fribourg sous l’égide des sciences alimentaires. Pourtant il n’est pas sûr que ce positionnement soit encore bien connu, et encore moins expliqué, plus loin en Suisse. Alors que des opportunités professionnelles d’avenir se dessinent ici…
Tout à fait. Je confirme qu'il y a une belle histoire qui est en train de se mettre en place à Fribourg, qui a commencé en 2018 avec l'arrivée annoncée de la station de recherche Agroscope à Posieux, sur le site de Grangeneuve. En parallèle, le canton a acquis les terrains du futur campus industriel AgriCo, à St-Aubin dans la Broye. Comme nouveau directeur du dicastère de l'agriculture, j'avais alors proposé que l'on se positionne dans la stratégie agroalimentaire, ce qui a suscité une certaine résistance. A Fribourg, si on a une tradition agroalimentaire de longue date dans les écoles, la formation avec l’Institut agricole de Grangeneuve fondé en 1888, et même un peu dans la recherche, il y avait une certaine réserve, voire une certaine gêne à dire qu'on devait miser là-dessus. Moi je pensais, au contraire, qu’il fallait le mettre en avant. Et aujourd'hui, c'est en train de se produire, j’en suis très, très heureux. On est en train de se positionner comme un des leaders de la production agroalimentaire, sur toute sa profondeur et sa largeur, c'est-à-dire de la production primaire, l'agriculture, à la transformation, que ce soit pour des produits traditionnels ou des produits innovants. Cela concerne l'alimentaire, mais aussi la production énergétique, ou même les matériaux. C’est tout un secteur qui bouge, qui a besoin d'innovation aussi: il y a les changements climatiques qui nous obligent, les rendements économiques qui nous incitent à utiliser des « co-produits » jusqu’ici pas ou mal valorisés, dans une approche durable. Quand je vois l'évolution qu'il y a eu de 2018 à 2024, en sachant qu'on en est qu'au début, ça ne peut que me réjouir.
Dans les grandes lignes, il y a donc ces travaux en cours pour le futur «Campus Agroscope Grangeneuve», avec ses futurs laboratoires nationaux en matière d’agriculture mais aussi de production agroalimentaire (leur livraison est prévue à l’automne 2025, pour un coût total de 140 millions de francs dont 128 couverts par l’Etat de Fribourg, ce qui devrait permettre à Agroscope de passer de 150 à 450 employés). Il y a eu l’inauguration de la chaire de recherche de l'Unifr en sciences alimentaires, baptisée FRIC pour « Food Research and Innovation Center ». il y a eu la présentation de cette étude d’impact pour le projet de campus industriel AgriCo à St-Aubin, qui évoque la potentielle création de 3’100 postes de travail en équivalent plein temps. Je pourrais encore citer les projets concrets soutenus par le canton dans le cadre de cette stratégie agro-alimentaire (dont on trouve les détails sur le site fribourg-agrifood.ch), ainsi que les événements dédiés… C’est rare d’en avoir autant sur l’agenda à la tête du dicastère de l’agriculture!
Clairement, et à la base, il y a donc l’arrivée annoncée d’Agroscope, puis cette stratégie cantonale pour l’agro-alimentaire, adoptée par le Conseil d'Etat en 2021. On a aussi la chance, à Fribourg, d'avoir pas mal de propriétés agricoles en main du canton, ce qui nous permet d’en mettre à disposition pour la recherche. Par ailleurs la valorisation des co-produits, comme le petit lait ou les drêches, on sait que des entreprises comme Migros y travaillent depuis des années, et on va être en mesure de les aider. Ajoutez à cela que, dans notre canton, on est présent un peu sur tous les axes de l'agriculture (lait, viande, mais aussi pommes de terre, légumes et céréales), et vous comprendrez que l’on se trouve sur un réel changement de paradigme: il y a cette nécessité de revoir notre mode de consommation, de revoir nos façons de produire, pour arriver à quelque chose de plus compatible avec la durabilité. Ce positionnement nous apparaît de plus en plus juste. Et quand on voit, à présent, la motivation de notre université, avec cette nouvelle chaire FRIC, on sent bien qu’il est devenu possible de travailler hors du seul silo agricole, de réfléchir de manière transversale, en impliquant les autres directions cantonales, notamment l'économie et la formation. Je suis convaincu qu’on vit dans une société qui sera de plus en plus obligée de travailler ainsi, entre la production primaire, la formation, la recherche, la mise à disposition des terrains… Tout d'un coup, il y a une coordination des choses qui fait que ce projet peut sortir de terre et devenir visible.
Chaque canton essaie d’anticiper la transformation du marché du travail. L’IA va faire tomber certaines professions, ou au minimum les transformer radicalement. Un peu partout, les gouvernements cantonaux cherchent donc à favoriser les formations puis les métiers toujours utiles demain, et que l’on espère, à la fois, en nombre suffisant et, si possible, à haute valeur ajoutée. Mais si Fribourg entend faire fructifier son savoir-faire agricole, il va devoir y associer de près sa base agricole, sans quoi ce serait, quelque part, une aberration.
Mais tout à fait. On a une pression politique pour que ce centre national de recherche Agroscope, qui va donc venir s'installer à Fribourg, soit de plus en plus en lien direct avec la production primaire et avec la transformation des produits agricoles. Il y aura là, certes, des emplois à haute valeur ajoutée d'ingénieurs, mais aussi l’enjeu de recyclage des produits issus de l’agriculture, que l’on jetait et qui posaient parfois des problèmes dans le traitement des eaux. Cela apporte de la plus-value à l'économie fribourgeoise et à l'économie suisse de manière générale. L’évolution technologique des métiers agricoles est aussi souvent sous-estimée. Et puis il y a l'IA, qui va pouvoir aider ne serait-ce qu'à la sélection des plantes. On va pouvoir mieux cibler celles que l’on veut et celles que l’on ne veut pas, en diminuant encore l’usage de produits phytosanitaires. Il y a la sélection d'espèces résistantes aux maladies ou aux ravageurs, etc. Ces avancées technologiques doivent être intégrées dans la formation initiale et dans la formation continue. Techniques de production, technologie, bonnes pratiques, management et même communication nécessitent une formation de qualité.
Dans le cas du campus AgriCo à St-Aubin, il y a pour l’instant un acteur majeur, Micarna, qui s’engage avec son projet d’abattoir régional très contesté. Comment envisagez-vous ces contestations, dans un contexte toujours effervescent sur la consommation de viande?
C'est effectivement le principal investisseur et ça nous permet d'avoir une assise financière solide sur ce campus. Mais ce n'est pas le seul acteur, on a beaucoup de petites structures intéressantes, notamment de start-ups, qui viennent pour développer des produits nouveaux, ce qui est d’ailleurs un peu le but premier de cet AgriCo. Après, en Suisse, il faut se rendre compte qu’on a une consommation de viande de poulet qui explose, avec des infrastructures qui peuvent être améliorées par rapport aux attentes de protection animale ou de protection environnementale. Aujourd'hui, on sait qu’on aura besoin de poulets sur le long terme: on importe énormément, les restaurants n'arrivent même pas à trouver du poulet suisse. Je comprends qu'on puisse avoir un combat idéologique contre la viande, mais néanmoins, ça répond à un besoin indéniable, et notamment, ça permettra d'avoir des installations qui sont plus respectueuses de la santé animale, de la protection animale et de l'environnement. Comparé à l’abattoir de Courtepin, on aura aussi une diminution de la consommation d'énergie comme de la consommation d'eau.
Soyons clair: à St-Aubin, faut-il nécessairement que cet abattoir soit construit pour que le campus se fasse?
Le site va se développer avec ou sans l’abattoir… mais je vous le dis, ce sera avec! J’ajoute aussi que ce campus n'a pas d'obligation à se développer dans les deux ans qui suivent. On sait que les terrains industriels et à construire seront une denrée rare dans le futur, alors gardons-nous aussi du terrain pour les bonnes opportunités qui se présenteront ultérieurement. Il faut mettre en place une dynamique positive, avec des secteurs à plus-value, et des entreprises solides qui permettront d'améliorer la qualité de vie et de diminuer le nombre de pendulaires dans la région.
Enfin, si, avec cet entretien, nous avons suscité un début d’intérêt pour des familles, des étudiants, voire des professionnels, comment faire pour en suivre l’avancement? Et quelles seront les prochaines étapes marquantes ou décisives?
Dans le programme gouvernemental fribourgeois, nous nous sommes engagés à établir un rapport annuel à destination du Grand Conseil et de la population. On aura évidemment un bilan de législature, et entre temps des étapes comme l'ouverture de l’Agroscope Posieux. On devrait aussi signer des accords avec la Liebefeld Kulturen AG qui souhaite construire à Grangeneuve son site de production et de développement de cultures fromagères traçantes, une nouvelle technologie qui permettrait de vérifier (pour ne citer qu’un exemple) que les mélanges pour fondues moitié-moitié sont bien effectivement constitués pour 50% de gruyère et 50% de vacherin fribourgeois. C'est tout le patrimoine des cultures fromagères suisses qui serait alors chez nous. Nous sommes aussi positionnés comme le champion suisse des AOP, avec six produits dans le canton. Je dis souvent que les traditions d'aujourd'hui sont les meilleures innovations d'hier, et que les meilleures innovations d'aujourd'hui seront les traditions de demain. On a une société qui évolue très vite, on doit évoluer avec cette société, avec ses attentes. Et toute notre stratégie agroalimentaire s’y inscrit de façon capitale.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR