Main Content
Le puzzle agrandi du barrage du Gornerli
Comment pourriez-vous nous résumer le projet, pour un lecteur qui ne serait pas familier de la région et encore moins des questions d’ingénierie hydraulique?
Le projet Gornerli est imbriqué dans les installations du complexe de Grande Dixence. Il s’agit de la planification d’un nouveau barrage qui sera relié aux installations existantes. Aujourd’hui, le lac des Dix, à 2'365m d’altitude, celui que referme précisément le barrage de la Grande Dixence, a une capacité de stockage d’environ 400 millions de m3 d’eau. Or il reçoit, en ce moment, entre 550 et 600 millions de m3 d’eau par année. En construisant le barrage du Gornerli, nous pourrions stocker cette eau supplémentaire pour l’utiliser en hiver, et éviter ainsi de la turbiner l’été. Le projet consiste à construire un mur de 85 mètres de haut et de 245 mètres de long avec un volume de stockage de 150 millions de m3, dans un périmètre où les glaciers reculent et où se formera de toute façon un lac naturel. Si bien que le site devient idéal pour stocker de l’eau. C’est un aménagement à buts multiples: pas seulement pour produire davantage d’énergie renouvelable en hiver, mais aussi pour se protéger contre les crues, dans cette vallée du Mattertal (en français St-Nicolas), surtout à Zermatt, et enfin pour l’approvisionnement en eau à long terme de cette région. En résumé, nous poursuivons donc 3 objectifs: production d’électricité, protection contre les crues et approvisionnement en eau.
Imaginons maintenant que vous deviez le présenter, ce projet, à votre neveu de 17 ans qui a manifesté pour la protection du climat: que souhaiteriez-vous lui préciser?
Pour moi, il est clair que ce projet est la conséquence du changement climatique. Sans la fonte des glaciers, nous n’aurions pas eu besoin de construire ce barrage. Mais la réalité de notre époque est que, malheureusement, les glaciers reculent, et libèrent de grandes quantités d’eau. Notre projet participe à réduire les risques liés à la fonte des glaciers, spécialement dans cette vallée. Il apporte sa contribution, importante et positive, face aux dangers de crues et aux futures difficultés d’approvisionnement en eau.
Et si maintenant vous étiez à l'assemblée générale des alpagistes du Haut-Valais, avec des agriculteurs ou des pêcheurs professionnels préoccupés des conséquences de ce barrage?
Il ne faut pas en parler au conditionnel, puisque, déjà maintenant, nous cherchons à impliquer les différentes parties prenantes du projet, les organisations concernées de la région, de même que les associations environnementales. Nous avons un groupe d’accompagnement du projet et échangeons régulièrement. Ils nous font part de leurs préoccupations sur différents aspects du projet, et nous les prenons en considération afin de progresser tous ensemble. Même si nous ne pouvons pas concrétiser toutes leurs idées, nous cherchons ensemble la meilleure solution. Et ils voient aussi les avantages qu’apporterait ce barrage. Si je pense à la protection contre les crues, c’est essentiellement le village de Zermatt lui-même, qui accueille 30'000 personnes en été, qui est concerné. Il n’y a pas d’exploitations agricoles sur le site du projet, ni de poissons dans l’eau à cette altitude, si bien que les agriculteurs et les pêcheurs sont davantage préoccupés par les volumes d’eau résiduelle. A ce titre, il existe des obligations légales de débit, et la prochaine étude d’impact sur l’environnement, ces prochains mois, nous renseignera plus en détail sur les précautions à prendre.
En termes énergétiques, ce barrage est-il vraiment important pour la Suisse, ou plutôt pour l'approvisionnement en électricité des stations de ski?
Il est clairement très important pour l’approvisionnement de toute la Suisse. Car des objectifs chiffrés sont maintenant articulés, en particulier dans cette réforme de l’énergie, cette loi pour l’électricité soumise en votation fédérale le 9 juin. Une hausse des capacités de stockage est nécessaire pour équilibrer le réseau électrique et couvrir nos besoins en hiver. Le Gornerli occupe une place très importante au niveau national: c’est le plus grand des 16 projets retenus, et il couvre un tiers de l’objectif national d’extension de la production hydroélectrique. J’insiste aussi sur le fait qu’il est extrêmement important en termes de protection contre les crues. La commune de Zermatt est menacée par la fonte des glaciers, et ce mur pourra la protéger. Enfin, dernier aspect qu’on oublie souvent alors que ce n’est plus seulement de la théorie mais devient une réalité: il y a un besoin d’approvisionnement en eau potable, par exemple dans la région de Viège, pour les industries, pour les agriculteurs aussi, et afin de faire face aux périodes de longues sécheresses. Pour l’instant, nous sommes en discussion avec les communes, jusqu’en plaine, afin d’améliorer le processus sur le long terme. Les communes doivent examiner les réseaux d’eau potable qui existent déjà. Et si la priorité est d’inciter tout le monde à limiter sa consommation d’eau, il s’agit aussi d’améliorer les réseaux et le stockage en amont, élément indispensable pour faire face à une longue sécheresse.
Combien ce barrage du Gornerli va-t-il coûter aux Suisses, et combien peut-il leur rapporter? Est-ce qu'on arrive à répondre à une telle question à ce stade?
Selon les derniers calculs, le projet va coûter environ 300 millions de francs, mais on ne peut pas encore dire quelle sera la part prise en charge par la Confédération. Cela dit, c’est un projet intéressant du point de vue de sa rentabilité, et il sera essentiellement porté par la société Grande Dixence SA et ses partenaires. On peut aussi déjà considérer la plus-value pour la Confédération: avec la substitution souhaitée des énergies fossiles et, à moyen terme, de la production nucléaire, le projet du Gornerli est de loin le plus grand projet pour sécuriser notre approvisionnement en électricité en hiver. Certes, nous devons développer l’éolien et le photovoltaïque, mais il faut absolument du stockage, et l’hydraulique, qui ne dépend ni du vent ni du soleil, s’y prête parfaitement.
Enfin, pourquoi ce nouveau barrage est-il important pour Alpiq, d'un point de vue business?
Parce que l’on sait qu’il y aura, à moyen et long termes, en raison de la croissance de la production intermittente des énergies solaire et éolienne, une augmentation très importante des besoins de stockage de l’électricité, pour réguler le réseau haute tension. Pour nos actionnaires, qui garantissent le financement, et pour les communes également, c’est donc un investissement intéressant sur le long terme. Alpiq a une participation de 60% dans Grande Dixence SA, et a participé à d’autres grands projets, comme celui du barrage de la Grande-Dixence lui-même (terminé en 1961), ou plus récemment la centrale de pompage-turbinage valaisanne de Nant de Drance, mise en service en 2022, située 600 mètres sous terre entre les lacs de retenue d’Emosson et du Vieux Emosson, et dont les coûts se sont élevés à 2 milliards de francs. Par son importance pour l’approvisionnement de la Suisse en hiver, le projet du Gornerli s’inscrit parfaitement dans la stratégie d’Alpiq.
Malgré de tels projets, favorisés en cas de oui lors de la votation du mois de juin, la dépendance électrique de la Suisse aux importations de l'étranger devrait encore durer. Mais jusqu’à quand ?
Ce projet est de nature à réduire la dépendance de la Suisse vis-à-vis de l’étranger, mais on restera loin de l’indépendance totale. La Suisse est reliée physiquement au réseau électrique à haute tension européen. Mais avec l’abandon du nucléaire en Suisse, cette dépendance va fortement augmenter si nous ne faisons rien. Le nucléaire représente actuellement environ 40% de notre production. Si une indépendance absolue n’a probablement que peu de sens, et ne serait pas réalisable en hiver, la réduire au minimum est souhaitable. Si vous regardez ce qu’il se passe en temps de guerre, quand les pays autour de nous ont des problèmes, chacun se concentre en priorité sur ses propres besoins, et c’est un risque important pour nous. A l’inverse, il faut garder en tête qu’à certaines périodes de l’année, l’été, on est capable de produire plus que ce que l’on consomme, et d’en faire profiter l’Europe.
Quelle est la certitude à ce stade que votre projet se concrétise, par rapport à d'éventuels recours jusqu’au Tribunal fédéral?
Nous n’avons aucune certitude. Nous savons déjà qu’il est extrêmement probable que des oppositions soient déposées. Mais cela ne nous empêche pas d’y croire et d’avancer. Comme déjà dit, nous impliquons toutes les parties prenantes possibles, en tenant compte de leurs soucis, et traiterons leurs éventuelles oppositions. Au pire des cas, ce sont les tribunaux qui rendront leurs décisions. Avec 5 ans de travaux estimés, Grande Dixence SA vise une mise en service du Gornerli au plus tôt en 2032.
On entend souvent que la Formule 1 permet aux constructeurs automobiles de faire avancer la technologie au bénéfice de tous les conducteurs. Est-ce que c'est pareil pour un tel projet, ou au contraire est-ce lui, le bénéficiaire des technologies testées à moins grande échelle, ailleurs, par Alpiq?
Ce sont ici des technologies assez rodées, mais le grand défi se situe au niveau de la combinaison entre technologie, géologie, glaciologie - tous les phénomènes liés au recul des glaciers. Ces aspects prennent des dimensions assez exceptionnelles, ce qui pourrait fournir des enseignements ailleurs. Mais du point de vue technique, la Suisse sait construire et gérer des barrages hydrauliques depuis plus d’un siècle. Au Gornerli, nous voulons construire essentiellement un mur, en s’appuyant sur notre réseau d’infrastructures actuel et nos centrales existantes. L’important sera surtout la logistique, avec les paramètres particuliers du site. C’est tout à fait gérable, mais le défi est là. Enfin, nous avons appris des recours déposés par le passé. Certains opposants se mobilisent pour la protection du paysage, d’autres pour les pêcheurs, la préservation de l’environnement en général, et puis il y a les alpinistes, les communes… Mais encore une fois, je pense que l’on trouvera des terrains d’entente. On a parfois, par exemple, choisi de laisser couler davantage d’eau résiduelle que ne l’impose la loi. Ou encore, à Nant de Drance, un groupe de travail incluant le WWF, Pro Natura, les communes, le canton, a défini 14 mesures de compensations environnementales, qui sont suivies sur le long terme ou encore en cours de mise en œuvre.
Ce barrage du Gornerli, est-ce une pure nouveauté, ou un coup d'accélérateur pour une idée que les ingénieurs, pourquoi pas fréquentant les pistes de Zermatt, avaient eu il y a des décennies déjà?
Ce projet n’aurait pas pu voir le jour avant les années 2010, jusqu’à la fonte des glaciers. En se retirant, le glacier du Gorner a dévoilé un verrou rocheux et une topologie idéale. Un lac naturel se formera de toute manière à cet endroit. Le barrage permettra de compenser le rôle du glacier en termes de stockage d’eau. En ce moment, cinq personnes de chez Alpiq travaillent sur le projet, en proche collaboration avec la commune de Zermatt, sans compter les mandats externes auprès de bureaux d’ingénieurs, bureaux d’études environnementales, EPFZ et EPFL et autres collaborations universitaires.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR
Pour l'organisation de visites en lien avec la thématique: www.visit-grande-dixence.ch/fr/