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Les hommes du marais
« A l’échelle suisse, les organisations de protection de l’environnement, les milieux écologistes aimeraient qu’on remette ces zones en eau ». En une seule phrase, le professeur en sciences du sol Stéphane Burgos, enseignant à la HAFL de Zollikofen, résume les revendications contradictoires qui caractérisent désormais le Seeland, cette portion particulièrement fertile de la Région des 3 lacs, autrement appelée « jardin potager de la Suisse ». Son histoire géologique est passionnante, façonnée par le glacier du Valais puis domestiquée par l’homme, via les deux corrections successives des eaux du Jura (1868-1891 puis 1962-1973).
Au carrefour des enjeux
Face à l’augmentation de la population suisse, face aux tensions internationales qui mettent en évidence l’intérêt de ne pas tant dépendre de l’étranger pour son approvisionnement alimentaire, face aux enjeux de préservation de la biodiversité aussi, le Seeland est une plaque tournante. Mouvante même, puisque le drainage et l’oxydation de la matière organique y provoquent un affaissement du sol.
A Ins, dont il a été conseiller communal entre 2010 et 2018, Peter Thomet connaît tout ça par cœur. En 2012, lui qui était aussi professeur à la HAFL, en agronomie, a fondé l’association Pro Agricultura Seeland, qu’il a présidée pendant 10 ans. Elle n’a eu de cesse de fédérer les communes du périmètre, via des solutions techniques et des projets scientifiques, pour protéger l’exploitation agricole de ces terres. « Depuis 1920, le terrain a ici baissé jusqu’à 2m50 par endroits, avec une situation très hétérogène. Il y a des bassins qui se forment sur les champs, les machines ne passent plus, et il faudrait reboucher ça avec de la terre, faire du terrassement. Mais c’était longtemps très compliqué d’obtenir une autorisation cantonale. Les règlements ont été conçus pour des sols minéraux, mais ici c’est très riche en humus : il y a toujours eu des substances organiques qui s’y sont accumulées. Et l’accès à l’eau sera toujours possible s’il est bien pensé. Sachant que la Suisse a une part très faible de surface agricole disponible par habitant, ce serait criminel. selon moi, de ne pas exploiter ces terrains, et de les laisser redevenir des marais. »
Un suivi technique nécessaire
Stéphane Burgos, qui assure auprès de Pro Agricultura Seeland un suivi scientifique sur quelques projets d’amélioration de la qualité de ces sols remblayés, apporte aux propos de son collègue des nuances sur les pratiques à adopter : « Les agriculteurs ne savent pas toujours exactement ce qu’il est bon d’entreprendre. Chaque année on fait des visites de parcelles, on discute des gains et des problèmes possibles. Et il faut faire très attention, surtout si on intervient sur 20 hectares de manière irréversible. Utiliser des matériaux d’excavation issus de chantiers de construction pour du remblayage n’est pas forcément une bonne idée, même sur un sol fertile. Evidemment, pour l’instant ce sol reste riche en éléments nutritifs, et facile à récolter. Mais si vous mettez du matériel non approprié dans de mauvaises conditions, vous risquez de provoquer un tassement, et vous allez perdre en fertilité. Il faut évaluer le rapport coût-bénéfice avec une information suffisante, via une carte des sols. Si le drainage des parcelles demande trop d’investissement, est-ce qu’à long terme ce Grand Marais restera notre potager ? Il est juste, aujourd’hui, de faire quelque chose, mais on doit le faire de manière raisonnée ».
Des agriculteurs autrefois dénoncés
La réplique de Peter Thomet est déjà affutée : « Nos agriculteurs ont parfois été dénoncés et ont reçu une amende de 720 francs parce que l’administration cantonale appliquait malheureusement des lois déconnectées des réalités du terrain. Et encore, les agriculteurs préféraient la payer, l’amende, car c’était plus cher d’appliquer la réglementation ! Aujourd’hui, après diverses études soutenues financièrement par la Confédération, la situation s’est nettement améliorée. On s’aperçoit que les agriculteurs ont presque toujours agi de façon raisonnable. Et peut-être que la guerre en Ukraine, et la population croissante, agissent aussi sur les priorités politiques… »
Encore un café, et l’agronome à la retraite attrape son manteau pour nous entraîner sur les chemins givrés des champs alentour. On constate ces terrains enfoncés, ces canaux à curer, ces travaux de terrassement en cours, désormais avalisés par un grand panneau explicatif en bordure de la voie de chemin de fer. A fleur d’eau, de grands oiseaux volettent un peu partout. On perçoit aussitôt pourquoi le pays des lacs et le Grand Marais, l’ouverture de leurs plaines et leurs zones d’habitat favorables, sont considérés d’importance nationale pour les oiseaux nicheurs et migrateurs.
Débattre et avancer
« La part des surfaces de promotion de la biodiversité est ici estimé à 11 %, ce qui est relativement élevé et demande déjà un grand effort d’entretien pour en assurer la qualité », poursuit Peter Thomet. « Avec Pro Natura, le conflit porte sur la part de ces surfaces : ils voudraient qu’on laisse le marais sous l’eau, nous on pense qu’il faut nourrir notre population.
Le Seeland et sa contribution à la sécurité alimentaire nationale, pour une meilleure utilisation des ressources disponibles : de génération en génération, les hommes n’ont pas fini d’en débattre. En reprenant la route, dans l’air si souvent imprégné des odeurs de légumes cultivés ici, on peut faire confiance à nos deux experts pour continuer d’avancer, côte à côte et pourtant chacun dans sa ligne d’eau. Le dernier mot, cette fois, pour Stéphane Burgos : « Vous le voyez, avec Peter Thomet, on n’a pas toujours les mêmes visions, mais c’est bien ! »
Etienne Arrivé/AGIR
> Pour aller plus loin: proagricultura.ch et dreiseenland2050.ch