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Noix et noisettes suisses sortent de leurs coquilles
"Une noix/ Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une noix?/ Qu'est-ce qu'on y voit?" A l’époque, c’est-à-dire en 1952 sur disque 78 tours, il fallait toute la poésie buissonnière du Fou chantant, Charles Trenet, pour imaginer et graver en musique l’humanité entière, rien qu’à regarder une noix. Sachant qu’une fois ouverte, "On n’a pas le temps d’y voir/ On la croque et puis bonsoir". Une génération plus tard, sur la TSR, c’est le Lausannois Etienne Delessert, disparu l’an dernier, qui faisait vivre et naviguer dans une coquille de noix son personnage fétiche Yok-Yok.
Supers-aliments d’ailleurs et "Dici"
Alors, épatantes matières à rêves, ces fruits à coque? Réservoir de création, ça, certainement! Propulsées par leurs qualités nutritionnelles (extrêmement riches en fibres, en acides gras polyinsaturés et en magnésium, que du bon pour l’organisme), ces noix, noisettes et autres amandes n’en finissent pas d’inspirer la cuisine et l’industrie agro-alimentaire. En Suisse, une entreprise soleuroise, Patiswiss SA, active depuis 1905, emploie une cinquantaine de salariés qui fabrique une large palette de produits semi-finis et finis dans ce secteur "fruits à coques et noyaux". Avec une grande ambition durable voire "régénératrice", certes, mais avec des matières premières qui arrivent d’Europe et du monde entier.
Se diversifier et devenir pionnier
La démarche est différente en Romandie chez Dicifood, à Cottens (VD). Le patron, Julien Bugnon, repreneur de l’exploitation familiale à seulement 21 ans, avait fait son projet de maîtrise agricole autour de la noix. Puis il a joint l’investissement au business plan, plantant le plus grand verger de noisetiers du pays, 8 hectares, mais encore 5 hectares de noyers. Il s’est associé avec des amis exploitants pour acheter et partager l’équipement indispensable à la récolte, au tri optique, au séchage, calibrage et éventuellement craquage. Il y a trois ans, son domaine s’est encore enrichi de 70 amandiers, en respectant les contraintes des "SAU" (surface agricole utile) pour la préservation de la biodiversité. Il attend même que lui soit livré son premier pacanier, ou noyer de pécan, ces prochaines semaines.
Casser des noisettes, vous connaissez?
"Mon exploitation fait aujourd’hui 75 hectares", détaille Julien Bugnon, "donc l’accent reste mis sur les grandes cultures céréalières, sachant que nous faisons aussi de la moutarde, des lentilles, des graines de lin, de tournesol, du sorgho, des pois chiches, du quinoa, du boulgour ou encore du maïs à popcorn. Mais en matière de fruits à coque, quand je me suis lancé en 2018, nous étions quasi les seuls en Suisse." Pourtant, des noyers, des noisetiers, et même certains amandiers, il y en a toujours eu par-ci par-là (lire notre article sur les amandiers). Mais pas de verger conséquent, et encore moins de filière autre que l’importation. "Par exemple nous aimerions faire découvrir aux Suisses le plaisir de casser des noisettes à l’apéro. Parce qu’on a toujours connu des sachets de noisettes déjà décortiquées."
Peu de main d’œuvre requise
C’est une simple visite chez des producteurs de noix français, de la région de Grenoble, qui a tout déclenché. "Ce sont des cultures qui ne nécessitent pas forcément beaucoup de main d’œuvre, contrairement à la pomme ou à la poire, et qui sont aussi moins compliquées, moins sensibles aux maladies. Il y a des ravageurs, la mouche du brou et le balanin, mais on dispose, par exemple, de phéromones, homologuées en bio, qu’on peut mettre en bâtonnets sur l’arbre, pour provoquer une confusion sexuelle et éviter que certains insectes ne pondent dans les fruits. C’est d’ailleurs une invention suisse, assez géniale."
Vers une pâte à tartiner premium 100% suisse
Pour Dicifood, ils sont désormais une trentaine d’exploitants à mettre en commun leur production, réunissant environ 25 hectares de fruits à coque. Et ces arbres n’ont de loin pas encore atteint leur productivité optimale. Si les récoltes annuelles avoisinent désormais 16 tonnes pour les noisettes (avec leurs coquilles) et autant pour les noix, elles pourraient tripler d’ici cinq ans. Sans compter les 250 amandiers supplémentaires en passe d’être plantés. Cela posé avec satisfaction, encore faut-il trouver les bons débouchés. La grande distribution, qui mise désormais, en partie, sur le local, avait accueilli Dicifood d'un bon oeil, mais récemment, Migros a brouillé le message en affichant vouloir baisser leurs prix pour limiter le tourisme d’achat. "La Coop nous a alors demandé si nous ne pouvions pas développer des produits haut de gamme, par exemple une pâte à tartiner premium et 100% suisse. On s’y est mis avec un chocolatier d’ici, le résultat est délicieux, et on espère pouvoir vous la proposer dès cette année."
Coup de frein dû à la flambée du cacao
Au-delà, Julien Bugnon s’est tourné vers les grands de la chocolaterie, en particulier les Fribourgeois de Chocolat Villars. "Mais en ce moment, ils ont déjà un immense problème de coût avec la flambée du cours du cacao, donc, avec nos noisettes, on n’est pas prioritaires." Il cite encore pour cette année la commercialisation d’un granola, et d’une liqueur de noisettes en partenariat avec la Distillerie du Léman, à Assens (VD). "Chaque fois, il s’agit de trouver des partenaires, potentiellement des restaurateurs, intéressés à mettre en avant du 100% vaudois ou du 100% suisse. A noter qu’on travaille par ailleurs pour qu’il n’y ait plus "d’exception noisette" dans la fabrication des produits du réseau Regio Garantie. Si cela aboutit, les noisettes utilisées dans ces recettes devraient alors être, elles aussi, 100% suisses, pour que le produit puisse afficher les labels régionaux.»
Une certification à l’échelle de la production
Mais si les tendances de consommation se confirment, pourquoi ne pas alors voir plus grand, en développant ces filières dans tout le pays? "Quand on fait ici du blé, du colza, on n’a pas vraiment envie d'essayer de faire autre chose avec les risques que ça comporte", tempère Julien Bugnon. "A l’échelle de la Suisse, les fruits à coque resteront des marchés de niche, à cause de leur prix beaucoup plus élevé que la matière première d’importation. Et comme on ne brasse pas les volumes gigantesques des producteurs de lait, c’est la certification cantonale, pour nous "Vaud Certifié d’ici", qui nous paraît la plus avantageuse. Bien sûr, si des Genevois ou des Neuchâtelois ont l’idée de transformer nos noix ou nos noisettes, qui sait pour du snacking, on va étudier la chose dans le cadre d’une joint-venture, mais pour ce qui est de la production, on restera vaudois."
De l’huile, du vin, et plus encore
Depuis le début, c’est un atelier protégé évidemment vaudois, à Ecublens, Afiro Association, qui s’occupe ici des emballages. Et recycle aussi une partie des coquilles de noix sous forme d’allume-feux. Les coquilles de noisettes sont de moins bons combustibles, et servent plutôt au paillage des sapins que Julien Bugnon loue en pot pour les Fêtes, sous l’appellation Ecosapin. Dicifood est aussi impliquée dans la concrétisation du projet d’huile de noix vaudoise AOP, la première en Suisse pour une huile, obtenue en 2020. Quant à la compagne de Julien Bugnon, l’œnologue Laetitia Pauchard, elle a mis au point un vin de noix, apéritif jusqu’ici plus connu en France.
On en revient finalement à la dernière acquisition du patron, son futur pacanier: verra-t-on un jour des pots de crème glacée 100% vaudoise… à l’américaine? "Oh non, la noix de pécan, je crois que c'est quinze ans pour entrer en production. Comme j'ai déjà 37 ans, ça en restera au stade de l’usage personnel!"
Etienne Arrivé/AGIR