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"Nos cultures ont besoin d’eau, pas forcément d’irrigation"
Avez-vous déjà entendu parler du cycle de "l’eau verte", en comparaison de celui de "l’eau bleue"? Probablement pas, et soyez rassurés, c’est normal, puisqu’il s’agit-là d’un concept encore relativement récent, même pour les professionnels concernés. On peut pourtant se le représenter assez simplement. L’eau bleue, ce serait celle du grand cycle de l’eau, celui qu’on nous enseigne dès l’enfance, cette eau qui transite par les rivières, les lacs et les océans, avant de nous être rendue par la pluie.
60% de l’eau circule localement
L’eau verte, elle, désigne l’humidité contenue dans le sol, qui transpire et s’évapore de nos champs et de nos forêts. Ce cycle local s’avère majoritaire, à hauteur d’au moins 60%, ce qui donne une idée de la marge de manœuvre de proximité pour lutter contre le changement climatique.
A Bavois, ce mardi-là, c’est en partant de ce constat mondial validé par l’UNESCO que le géographe de l’Université de Berne, Hanspeter Liniger, a embarqué, tout au long de la journée, les agriculteurs intéressés dans une démonstration bien rôdée. Il se dit que ce vétéran globe-trotter, habillé comme un grimpeur de falaises à mains nues, a pareillement convaincu, en trois minutes chrono, l’équipe dirigeante de Nestlé, désormais impliquée dans le programme AgroImpact (notre article).
Valence, le drame à éviter
De toutes les composantes locales de ce cycle de l’eau, il s’agirait donc d’agir sur l’évaporation et le ruissellement, qui sont des pertes sèches, c’est le cas de le dire, en période de canicules ou de faibles précipitations. Comment pouvons-nous mieux faire pour conserver cette humidité au sol, et éviter les pertes de matières organiques par érosion, voir pire, les laves torrentielles en cas d’orages? Car selon lui, les catastrophes ne sont pas seulement occasionnées par le changement climatique. Le géographe n’a pu que se désoler des meurtrières inondations survenues, fin octobre, dans la province espagnole de Valence. Présent sur place quelques mois auparavant, il y avait justement mesuré les risques pour ces sols agricoles nus, brûlés par le soleil et devenus incapables de retenir l’eau en cas de fortes précipitations.
Une terre nue que le soleil tue
A l’appui de son exposé, de multiples mesures ont confirmé que la température d’un sol nu était supérieure à celle de l’asphalte routier. Ainsi un après-midi d’été, une température de l’air de 35°C se répercute à 50°C à la surface d’une route… mais à près de 60°C sur un champ labouré sans couvert végétal. Le sol se dessèche, ne génère plus de rosée matinale, et ces trop hautes températures entraînent la mort des micro-organismes, qui ont pour fonction de garantir la porosité du sol et la stabilité de sa structure. Terminée la résilience, bonjour le ruissellement et l’érosion!
A disposition sur les géoportails
Pour AGRIDEA, la pédologue (spécialiste des sols) Nathalie Dakhel Robert a expliqué à la trentaine d’agriculteurs prenant part à ce cours de quelles ressources cartographiques ils disposent, mises en ligne par la Confédération et les cantons, pour mieux évaluer la circulation de l’eau et les risques d’érosion sur leurs parcelles. Chaque fois le message revient à la nécessité d’utiliser au mieux les couverts végétaux en été, colza ou trèfle, si possible, comme relevé avec humour par un intervenant, "au cul de la batteuse" pour ne pas perdre de temps. "Pour stabiliser les sols et limiter les écarts de températures, il n’y a pas mieux", renchérit Nathalie Dakhel Robert. "Et d’ailleurs les réflexions que nous développons ici sont valables en dehors du milieu agricole. Quel est l’intérêt des particuliers de tondre leur pelouse à ras? A part de faire brûler le gazon encore plus vite en plein été, et de ne plus avoir de rosée le matin?"
Quelques principes simples
Lui-même exploitant agricole, le syndic de Bavois, Thierry Salzmann, a d’abord listé les problèmes rencontrés depuis sa conversion aux couverts végétaux: devoir gérer avec des ravageurs, comme le campagnol et les limaces, ou des maladies, comme des champignons, avec pour l’instant le recours nécessaire au glyphosate. Mais il a aussi largement abondé dans le sens de Hanspeter Liniger: "Diminuer le travail du sol et trouver un dialogue avec les professionnels de la nature, biologistes, pédologues, ornithologues, c’est apporter notre contribution à la lutte contre le changement climatique, dans l’intérêt de tous et en cessant de nous opposer les uns aux autres, entre exploitants bio et conventionnels. Il suffit pour cela que nous transférions la moitié de notre fascination pour les machines au profit de la connaissance du sol".
Pommes de terre problématiques
Tous se sont toutefois accordés pour reconnaître les difficultés actuelles avec certaines cultures, dont l’emblématique pomme de terre: elle réclame un sol meuble, donc profondément labouré et organisé en buttes, des champs qui ne résistent pas aux fortes précipitations, mais pourraient être infestés, en cas de couverts végétaux, par des vers fil-de-fer, des ravageurs bien connus qui creusent des galeries dans les tubercules. "Ah oui, en effet, la patate est encore un cas limite", a reconnu Hanspeter Liniger, "mais voyons les choses plus globalement: pour limiter les températures, contre les inondations, pour la bonne santé d’un sol, la quantité de matière organique présente n’est qu’une conséquence, car c’est bien sa capacité à conserver l’humidité grâce aux micro-organismes qui fait la différence, et peut participer significativement aux microclimats."
Un Forum national et un site d’information
AGRIDEA organise une centaine de cours par année, avec quelque 2'500 participants. Habituellement ils sont destinés avant tout aux personnes actives dans la vulgarisation agricole et les administrations, mais cette fois c’est une fondation privée, la Fondation Léopold Bachmann pour le développement durable, qui a choisi de soutenir financièrement l’initiative, sur deux ans, directement auprès des agriculteurs.
Quant à AGRIDEA, elle s’est récemment alliée à la HAFL, la Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires, à Zollikofen (BE), pour créer un Forum national «pour une gestion durable de l’eau dans l’agriculture», rassemblant toutes les connaissances sur le site agripedia.ch. Danielle Albiker, co-initiatrice du forum et responsable du domaine de l’eau chez AGRIDEA, faisait partie des intervenants de la journée à Bavois, laquelle se prolonge par une 2nde journée fin mars à Moudon (VD) qui parlera d’hydrologie régénérative, ou comment cultiver l’eau sur une exploitation. Une formation similaire est organisée en Suisse alémanique. Témoin de préoccupations partagées entre experts, enseignants et nouvelles générations d’agriculteurs, une dynamique est en marche.
Etienne Arrivé/AGIR