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"On fait trop, de cette agriculture, une profession à part"
Il était une fois l’agriculture suisse: imaginons que vous deviez la raconter à vos petits-enfants…
J’ai six petits-enfants. L’aîné a 23 ans et le cadet vient d’en avoir 7. Je ne suis pas archéologue, je n’ai certainement pas toute la compétence requise, mais l’agriculture en Suisse, on en trouve trace il y a au moins 10’000 ans. On est alors passé des chasseurs-cueilleurs, qui ont existé durant des dizaines de milliers d’années, à une sédentarisation des populations avec de l’élevage et des cultures semées. Avec l’Empire romain vient la vigne, il y a plus de 2’000 ans. Aujourd’hui, on est passé d’une agriculture de subsistance, à la nécessité de nourrir chaque jour des cités de 10 millions d’habitants et plus. C’est quelque chose qui m’a toujours fasciné, l’organisation qu’il faut pour assurer la subsistance de ces immenses populations, allant du semis du blé à la boulangerie. L’agriculteur est un maillon de cette chaîne. Aujourd’hui, face à l’agriculture, on est dans l’excès. Soit on fait de l’agriculture une sorte d’idéal de vie, soit on l’accuse de massacrer l’environnement. Ce n’est ni ci ni ça. C’est en revanche tout un secteur d’activité très varié, toute une organisation complexe qui fait que l’on arrive à nourrir des villes immenses comme Paris ou Londres.
Revenons sur l’échelle du temps, en Suisse.
À l’échelle de la Suisse, on n’a jamais eu de très grandes villes, donc on est dans une société qui reste longtemps artisanale et rurale, comme toutes ces sociétés du Moyen Âge, avec une production extrêmement locale. La croissance des villes va progressivement permettre le développement du commerce, celui du fromage par exemple. La Suisse était un pays pauvre parmi les pauvres, et certains, à la fin du 19e siècle, sont partis vers l’Amérique pour échapper à la misère, comme les Italiens après la guerre. Toute cette longue histoire n’a plus d’influence sur ce que l’on vit. Trouver un fossile de pain de 2’000 ans à Yverdon montre que l’on cultivait du blé à cette époque. Mais cela n’a rien à voir avec le commerce de céréales sur la mer Noire, entravé par la guerre et menaçant l’Egypte d’une crise frumentaire.
Est-ce qu’il y a des moments de bascule que vous arrivez à identifier, depuis 2’000 ans?
Je ne crois pas que l’agriculture suisse ait connu de brusques révolutions comme l’invention du moteur à vapeur qui bouleverse l’industrie. Il y a des pratiques vieilles de plus de 2000 ans qui gardent toute leur pertinence, la préparation du sol à l’araire puis à la charrue ou l’irrigation par exemple. De nouvelles cultures sont arrivées qui ont fait évoluer les manières de faire, comme le maïs, cultivé en Suisse seulement depuis 1970. Avant il n’y en avait pratiquement pas, seulement au Tessin, parce que le climat n’était pas très favorable à des variétés trop tardives, et puis parce que l’on n’en donnait pas encore au bétail. C’est le bétail qui consomme 90% du maïs suisse sous forme d’ensilage. Auparavant les vaches étaient moins grosses, les veaux étaient moins gras, les vaches avaient moins de lait, donc on avait moins besoin de leur donner un aliment énergétique comme le maïs. Il y a toute une évolution qui s’est faite selon les besoins du marché et des progrès techniques. Dans les grandes villes, en 1900, c’était encore plein de chevaux, qui assuraient le transport avant que l’automobile ne s’impose. Avec la motorisation, on voit apparaître les premiers tracteurs dans les années 1930. La motorisation de la société concerne aussi l’agriculture évidemment.
Mais la 2nde Guerre mondiale, elle, a quand même constitué un gros bouleversement.
Oui, là il y a une évolution très rapide de la profession, car après la 2e Guerre mondiale, on assiste à la mécanisation générale de l’agriculture, et à une diminution de la pénibilité du travail. La paysannerie va fortement se transformer de 1950 à 1980. La recherche fait un bond en avant, dans le traitement des cultures, dans les fumures, dans la sélection des semences. Ce n’est peut-être pas très visible pour le citoyen lambda, mais un vignoble comme Lavaux a beaucoup évolué sans que l’on s’en rende compte. La vigne est plantée selon les courbes de niveau, sur des banquettes, et plus dans le sens de la pente comme autrefois, car cela engendrait beaucoup d’érosion. Le colza est aussi un bon exemple des progrès agronomiques que le citoyen lambda ne remarque pas. La sélection s’est améliorée. L’huile de colza, qui ne convenait pas pour la friture, est devenue parfaitement utilisable en cuisine. Il y a eu quantité de progrès discrets qui sont le fruit de la recherche agronomique de base. Ils ont eu une importance très grande en diminuant les coûts de production, en augmentant la productivité et la qualité, mais ils restent invisibles au promeneur.
Enfin, dans l’histoire récente de la Suisse, on ne doit pas passer sous silence des évolutions spectaculaires de la politique agricole…
Depuis les années 1990, oui. Entre 1950 et 1990, il s’agissait, pour la Confédération, de soutenir une agriculture rentable pour le paysan. Mais dans les années 1980, le différentiel entre les prix suisses et les prix européens devient si grand que cela devenait impossible de continuer dans cette voie. D’autant que la politique économique s’ouvrait aux autres pays. On est moins protectionnistes, et les droits de douane tombent. Donc tout d’un coup, du lait à 1 franc le litre ne se vend plus. Il a fallu inventer autre chose. On n’a plus voulu soutenir le revenu paysan par le biais du prix des produits agricoles, et on a passé au système des paiements directs, qui rémunèrent les services rendus par l’agriculture: maintien du paysage, de l’exploitation des montagnes, de la population en zone rurale. Les prix à la production chutent et se rapprochent des prix européens.
Les interprofessions ont aussi leur mot à dire, comme pour le Gruyère AOP.
Elles ont un « raisonnement marché ». Je vends, je peux exporter donc je peux payer le lait à tel tarif, je gère la production, et ça fonctionne. Sauf que, comme on ne peut pas vivre en Suisse, dans une économie chère, en produisant des matières premières, l’État compense les pertes financières avec des paiements directs, soit un budget de 4 milliards de francs par année payés par la Confédération. Comme de tels montants ne peuvent pas être octroyés sans exigences, des services sont demandés aux agriculteurs, celui de prendre soin de nos paysages et de l’environnement. Dernier écueil pourtant: chaque année on réactualise les objectifs, et petit à petit les conditions deviennent tellement compliquées, bureaucratiques, tatillonnes, que les agriculteurs n’en peuvent plus. C’est difficile de trouver un juste milieu, car dès que l’on commence à distribuer des sommes importantes à un secteur de l’économie, il faut pouvoir le justifier.
En regard de cette Histoire, quel serait le message que vous auriez envie de faire passer à vos petits-enfants?
Je leur dirais qu’il faut essayer de se renseigner, de creuser. On fait trop de cette agriculture une profession à part. L’agriculteur fournit la nourriture, ce qui est un service primordial dont on ne peut se passer. Son activité se déroule au su et au vu de tous, elle est donc très exposée à la critique. Alors, quand vous croisez quelqu’un juché sur un tracteur gigantesque, je dirais à mes petits-enfants que la réalité de ces métiers, ce n’est pas seulement l’agriculture biologique ou je ne sais quelle spécialité aux relents folkloriques, mais qu’il y a toute une technique, une agronomie en marche qui existe là derrière. Il y a toute une organisation agricole, hypercomplexe, qui s’active pour l’obtention d’une AOP ou pour la négociation des prix de référence. Il est tellement plus intéressant de creuser cette réalité agricole plutôt que de s’arrêter à l’image d’un paysan dépendant de subsides.
Quand on est ado, on se demande aussi vers quelles études aller. Est-ce que vous encourageriez vos petits-enfants à travailler dans l’agriculture?
Oui bien sûr, si ça leur plaît, il y a du job là-dedans! Certes il y a des indicateurs qui ne sont pas très encourageants, notamment la diminution du nombre d’exploitations, et ces appels à l’aide durant la grogne paysanne de cet hiver. Mais je dois dire que ce monde a beaucoup changé. Par exemple, durant mes études dans les années 1960, il n’y avait pas de filles qui désiraient devenir ingénieur agronome. Cela a complètement changé. La profession s’est largement féminisée. Quand j’ai commencé mon activité en 1970, il y avait encore relativement peu d’agriculteurs au bénéfice d’une formation. Ce qui nous a amenés à donner d’innombrables conférences et des cours de formation de base. On se rendait le soir dans les bistrots de villages pour faire de la formation permanente. Aujourd’hui les jeunes paysans et paysannes sont très bien formés tout au long de leur cursus, tout aussi exigeant que celui des autres métiers.
Aujourd’hui, dans le même ordre d’idée, nos jeunes peuvent avoir la motivation de préserver la planète…
Tant mieux si c’est le cas, même si cette motivation ne fait pas forcément des agronomes, mais plutôt des biologistes. Cela dit, je ne connais pas exactement les programmes d’études, et tout le côté environnemental s’est beaucoup imposé, à juste titre d’ailleurs. Reste que le plus important pour un agronome, par exemple, c’est de réussir un croisement entre deux maïs pour en trouver un 3e qui résiste à un ravageur, comme la pyrale. Quant aux exploitants, ce sont souvent des agriculteurs très bien formés, pilotant des machines complexes valant des fortunes, contrôlées par une informatique agricole en plein développement. La mentalité a aussi changé. Ils se considèrent avant tout comme des professionnels des métiers de l’agriculture avec des exigences de formation élevées, bien davantage que comme des paysans amoureux des traditions. Avant, on était agriculteur un peu de père en fils, comme on pouvait être, de père en fils, Roi d’Angleterre ! Cela a changé. On est aujourd’hui diplômé d’une école d’agriculture ou d’une haute école d’agronomie et l’on pratique le métier en professionnel et gestionnaire averti.
Propos recueillis par Etienne Arrivé
Principaux ouvrages signés Claude Quartier: "Paysans d’aujourd’hui en Suisse", "Les fromagers du Pays d’Enhaut", "Agro-fixions pour l’an 2000 et +", "Suisse, pays de cultures", "Le Chasselas", "Cloches et sonnailles", "Passé, présent et futur des chalets", "Le Gruyère d’alpage dans le Jura vaudois", "A la découverte des chapelles de Suisse", "Du cadran solaire à l'horloge, guide pratique pour voyager dans le temps". Et puis Claude Quartier, municipal de Paudex, a porté pendant 15 ans, de 2005 à 2020, le journal d’information de sa commune, baptisé "Le Coquadit", et collabore encore au Courrier Lavaux-Oron-Jorat.