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Prix du local et coût de l’égoïsme
Trop peu d’informations, qui ne soient pas du marketing ou de la communication, circulent, en Suisse, pour répondre aux préoccupations réelles des consommateurs que nous sommes tous. Barbara Pfenniger, membre de la commission agriculture et alimentation de la Fédération romande des consommateurs (FRC), a eu le mérite de poser d’emblée les attentes, avant que cette table ronde ne vienne interroger les solutions possibles. "Les consommateurs ont besoin de produits honnêtes", a encore souligné Barbara Pfenniger, "qui permettent de manger sans mauvaise conscience. Il faut que ce soit lisible, visible, avec un cadre légal pour les allégations de durabilité et de santé, ainsi que de la transparence sur les marges. La proximité pourrait sans doute y contribuer."
Et moi, et moi, et moi
Honnêteté, transparence, proximité: il faut bien avouer que le programme est ambitieux pour nos sociétés, centrées depuis belle lurette, comme le chantait déjà Dutronc en 1966, sur le «et moi, et moi, et moi». Et la tendance ne semble pas s’améliorer tant que ça, chacun le reconnaîtra au coin de son Instagram. Déjà, il faudrait s’entendre sur ce qu’on peut considérer comme une alimentation de proximité. Emilia Schmitt, chercheuse en sciences de l’environnement à l’Université de Lausanne, autrice d’une thèse comparant la durabilité des filières locales et globales, a poussé le bouchon un peu loin en rappelant que certaines machines agricoles étaient produites à l’étranger, de mêmes que certaines présures entrant dans la fabrication de nos fromages ou que l’ADN de nos animaux de rente.
Coûts cachés
Plus percutantes étaient ses réflexions sur le caractère durable de notre alimentation. On oublie trop souvent les aspects de coût sanitaire et de coût social, ce qu’il est convenu d’appeler des coûts cachés. Ainsi, du point de vue de la santé, manger des produits locaux trop gras ou ultra-transformés ne peut pas être considéré comme durable, tandis qu’une rémunération des agriculteurs leur permettant de vivre convenablement de leur travail fait aussi partie de l’équation. Gaspillage et transport aérien complètent ce tableau des leviers de la durabilité auxquels le consommateur devrait prêter attention.
Illusion de l’autosuffisance suisse
Martin Pidoux, directeur de Prométerre, l’Association vaudoise de promotion des métiers de la terre, a ensuite rappelé que, même au sortir de la 2nde guerre mondiale, la Suisse n’était autosuffisante qu’à 70%. "Difficile d’imaginer faire mieux, c’est une illusion, notamment parce que toutes les productions alimentaires ne sont pas possibles dans notre pays. N’oublions pas non plus que la population suisse a doublé depuis la sortie de la guerre, tandis que l’on perdait beaucoup de terrains agricoles. C’est l’amélioration considérable de l’efficience agricole qui a permis d’y faire face, et si on «extensifie» notre production, il faudra forcément importer davantage."
Pour l’organisation syndicale paysanne Uniterre, c’est pourtant tout le système qui est à revoir. Alberto Silva, en charge des dossiers souveraineté alimentaire et droit à l’alimentation, considère que "la surproduction est inhérente au système libéral et capitaliste", et qu’il faut "des changements dans les politiques publiques pour que les deux géants orange de la distribution ne dictent plus 80% de nos comportements". "Il est paradoxal de devoir faire plus de trajet pour manger local, et puis on nous incite à dépenser dans les loisirs ou le tourisme. Quant à la santé publique, il y a peut-être un truc à faire au niveau des assurances…"
Dépenses de loisirs à revoir?
Est venue la question de la part de notre budget consacrée à l’alimentation. C’est moins de 10% du revenu brut des Suisses, "précisément 6,3% en 2022 si l’on ne compte pas le secteur de la restauration, contre 40 à 50% au début du XXe siècle", dixit la FRC. Martin Pidoux s’est inscrit en faux contre "l’idée d’une machination politique". "Dans une économie ouverte, l’individu fait ses choix. On n’est pas forcément prêt à renoncer à d’autres dépenses de nos vies modernes. La production suisse ne peut pas régater en termes de coûts, elle met donc en valeur ses produits via des AOP ou des certifications environnementales, ou encore, auprès des politiques, en fournissant la buvette du Grand Conseil vaudois."
Et si la prolifération des labels sème le doute, en particulier quant à la répartition de la valeur ajoutée, pas à la hauteur du côté des producteurs, les quatre intervenants sont tombés d’accord sur l’utilité d’une bonne éducation à l’alimentation. Pour Alberto Silva, "on a perdu des savoir-faire en cuisine, qui devraient contribuer à consommer local". A la maison, les parents ne veulent plus nécessairement imposer à leurs enfants une diversité alimentaire dont ils n’étaient pas forcément de grands adeptes aux mêmes âges. Et à l’école, Emilia Schmitt relève "le manque d’infrastructures logistiques et de personnel pour nos cantines, pour ne pas répercuter leurs coûts sur les familles, mais qui font que l’on se rabat sur des plats préparés à réchauffer".
Salade confettis et langue de boeuf
Barbara Pfenniger plaide pour la créativité, comme quand des éducatrices en crèche lui ont raconté avoir un grand succès avec une salade de lentilles rebaptisée «salade confettis». Pour Martin Pidoux, il reste à soutenir ces cuisiniers scolaires dont les initiatives éducatives, type langue de bœuf sauce aux câpres, ne rencontrent pas toujours la bienveillance des parents… "L’agriculture seule ne peut pas changer nos pratiques", conclut le directeur de Prométerre. "Ce milieu a peur qu’on lui demande de faire la révolution tout seul, alors que, par exemple, le temps passé en cuisine ne dépend pas de lui. Reconnaissons-lui, au contraire, tous les efforts consentis pour s’adapter à de nouvelles obligations et aux changements dans les comportements des consommateurs. On aura toujours besoin de se nourrir, le secteur agricole a de magnifiques perspectives devant lui, et il faut inciter nos jeunes à s’y investir."
Injonction individualiste
Le dernier mot est finalement revenu à la chercheuse de l’Unil: "Est-ce le local ou le global qui est le plus durable? Après deux ans à travailler là-dessus, je me suis rendu compte que ce n’était pas la bonne question. Il faut un peu lâcher prise et regarder le monde, car si on se stresse trop, on oublie que c’est le milieu dans lequel on évolue qui nous met cette question sur les épaules. Au fond, ce qui compte, c’est d’être bien avec soi-même, et ça passe par la santé mentale et physique, par des activités, pourquoi pas en cuisine, avec les autres, et par des liens avec la nature également. C’est en renforçant tous ces liens qu’on va se sortir de cette injonction à l’individualisme qui nous est imposée par le système".
Etienne Arrivé/AGIR
Pour aller plus loin: truecostoffood.ch/fr/