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Produits laitiers : qui touche quoi ?
Mettre en lumière des travaux journalistiques pertinents et de qualité sur le monde agricole. C’est l’objectif du Prix Média décerné chaque année par l’Union suisse des paysans (USP) lors de son assemblée annuelle des délégués.
Cet automne, pour la Suisse romande, la distinction revient à une enquête réalisée par trois journalistes, Marc Guéniat, Duc-Quang Nguyen (Le Temps) et Sandra Pernet (Heidi.news), suite à une présélection d’articles effectuée par l’Agence d’information agricole romande AGIR.
Leur enquête intitulée « Comment Migros et Coop font leur beurre avec les produits laitiers » est le fruit d’un long travail d’investigation qui révèle, de manière inédite, les montants spectaculaires engrangés par les grands distributeurs - notamment les deux géants oranges - sur une gamme de produits laitiers. En moyenne 57% pour Coop et 46% pour Migros. Avec un pic à 92%.
Côté alémanique, le Prix Média, doté de 2000 fr. par région linguistique, est décerné à Sara Hauschild (RTR), pour son reportage « Bain Bun » - A l’âge de 21 ans dans sa propre ferme dans le Münsterstal ». Et au Tessin, à Martina Salvani (Corriere del Ticino) pour « Le loup ne risque rien, alors que nous risquons l'extinction ».
Interview de Marc Guéniat
Pour cette enquête, vous avez eu accès à des données confidentielles appartenant aux Laiteries réunies, suite à une fuite. Vous avez immédiatement décidé de vous en servir ?
Le volume de données était considérable. Dans un premier temps, nous avons fait un gros travail de tri pour comprendre comment elles étaient organisées et voir si certaines répondaient à un intérêt public prépondérant… On s’est alors concentré sur les produits commercialisés par les grandes enseignes de distribution en Suisse, avec l’idée de déterminer qui gagne quoi. C’est-à-dire à quel prix tel distributeur achète un produit aux Laiteries réunies et à quel prix il le revend au consommateur. En l’occurrence, il s’agit des Laiteries réunies, mais on peut supposer qu’une situation identique prévaut avec d’autres.
Ces données vous ont donc permis de calculer les marges dans la grande distribution…
La grande chance qu’on a eu, c’est que ces données étaient très récentes. La fuite a eu lieu au mois d’avril, autour de Pâques, et une partie des documents faisaient état des négociations et des contrats de prix pour le printemps. Cela nous a permis d’aller dans les centres commerciaux afin de relever les prix des différents produits et d’en calculer les marges exactes. Nous aurions dû nous contenter d’estimations si les données avaient été plus anciennes.
Vous avez été surpris par l’ampleur de ces marges ?
De longue date, les observateurs subodorent que les marges sont très élevées dans la distribution agro-alimentaire en Suisse, avec deux acteurs qui dominent le marché. Cela étant, pour certains produits, elles nous ont paru vraiment énormes. Surtout quand on compare avec la France. Ce que nous avons pu faire, grâce aux données de l’Observatoire français des prix et marges alimentaires.
Vous mettez également en avant les rétributions aux producteurs de lait…
J’étais loin d’être un expert sur ces questions, mais j’ai été stupéfait de découvrir la complexité des modalités de calcul sur le prix du lait. L’élevage de vaches laitières est une des seules professions en Suisse à être payée non pas en fonction de ses coûts de production, comme toute activité économique ordinaire, mais en fonction de l’usage qui est fait de cette production : est-ce qu’on va la consommer sous forme de lait, est-ce qu’on va en faire du beurre, la transformer en fromage ?
A cela s’ajoute des subventions fédérales…
Effectivement, il y a la dimension des deniers publics, puisque les producteurs reçoivent des subsides dans le cadre de leur activité, souvent de manière indirecte, telles que contribution à la protection du paysage, sortie des vaches au pâturage, etc. D’une certaine manière, cela permet à la grande distribution d’exercer une pression supplémentaire sur les agriculteurs. Cela étant, même avec les subventions, bon nombre d’entre eux ne s’en sortent pas. Ils ont des activités annexes, font de la vente directe, un peu de transformation eux-mêmes… La réalité c’est que l’activité de producteur de lait ne suffit pas à faire vivre les agriculteurs, alors qu’elle est importante en termes de souveraineté alimentaire dans ce pays. Il est inquiétant que le nombre d’exploitations diminue chaque année.
Y a-t-il eu des retombées suite à cette enquête ?
Les grands distributeurs ont pour politique de ne pas commenter leurs marges. En revanche, ces révélations ont trouvé un certain écho sous la Coupole à Berne. Des parlementaires ont demandé des explications, ainsi que la mise en place de plus de transparence dans la chaîne de valeurs et dans la fixation des prix. Ce qui me parait plutôt positif.
Quel est votre trajectoire journalistique, en quelques mots ?
Je suis journaliste au Temps, depuis août 2021, et rattaché à la rubrique Suisse. Par mon parcours, je m’intéresse beaucoup à l’économie et à l’enquête. Auparavant, j’ai travaillé à la Tribune de Genève, en tant qu’indépendant pour divers titres économiques, ainsi qu’à Heidi.news. J’ai aussi passé près de 7 ans à Public Eye, une ONG, où je me suis spécialisé dans la criminalité économique et le négoce de matières premières.
Propos recueillis par Pascale Bieri/AGIR