Main Content
Sous le costard parlementaire, qui a le cœur paysan? (partie 1/2)
Commençons par une esquisse générale : qu’est-ce qui devrait caractériser, selon vous, une paysanne ou un paysan suisse heureux?
Pierre-André Page : En 2023-2024 ? Finalement, ce sont les décisions que ce Parlement vient de prendre, avec ce budget 2024 de la Confédération où l’on a évité les coupes. Je crois que c'est vraiment quelque chose de positif pour l'agriculture. Il y avait des propositions qui allaient assez loin pour diminuer les paiements directs des paysans, et ça, on est parvenu à le supprimer. C'est un vrai bon point de départ, car il ne faut pas oublier que l’agriculture ne représente qu’à peine 3% des emplois directs en Suisse. C'est donc toujours plus difficile de défendre ces budgets. En prime la Confédération est super endettée, on a des problèmes financiers, et une partie du Parlement pense que tout le monde doit aider. Mais l'agriculture, le paysan, nourrissent la population. Et je crois donc que l'on doit garder une agriculture forte.
Baptiste Hurni : Une paysanne ou un paysan heureux, c'est déjà quelqu'un qui gagne convenablement sa vie. Parce que si, à chaque fin de mois et à chaque fin d'année, c'est impossible de boucler, impossible de payer les amortissements sur la ferme etc., ça ne va pas. Et puis ensuite, c'est un paysan qui peut faire son travail « de faire à manger », « de faire de l'approvisionnement », et qui le fait en respectant son outil de travail, qui est l'environnement. Tout ceci revient donc au fond à un marché, qui puisse permettre aux paysannes et aux paysans de gagner suffisamment bien leur vie, sans les pousser à faire de la surproduction qui nuit à l'environnement.
Que fait-elle, ou que fait-il, pour la biodiversité?
BH : Bon, ils font déjà énormément de choses, nos paysans ! C’est quand même ceux qui sont en contact avec la nature, c'est ceux qui la connaissent le mieux. L'agriculture, disons, de nos grands-parents, a quand même beaucoup changé. On utilise beaucoup moins de pesticides, on utilise beaucoup moins de produits toxiques pour la biodiversité… mais il y a encore une grande marge de manœuvre. On sait qu'on n'arrive pas à se passer des pesticides de synthèse. Or, on sait qu'ils restent extrêmement longtemps dans les sols, qu'ils ont un impact immense sur la biodiversité. Ainsi j’affirme que la masse d'insectes en Suisse, la masse globale d'insectes en Suisse, a baissé de plus de 80% ces 30 ou 40 dernières années. Et l'activité de l'agriculture, qui n'est pas la seule responsable, l'est tout de même aussi. Donc il y a encore des efforts à faire. Mais reconnaissons que la paysanne ou le paysan fait déjà aujourd'hui de beaux efforts.
PAP : Les paysans font déjà beaucoup pour la biodiversité ! C'est un élément dont je parle ici depuis huit ans maintenant, et je dois toujours expliquer ce qu'on a déjà fait. Je pense qu'on a fait une erreur, au niveau des paysans, c’est celle de ne pas assez communiquer sur nos actions en faveur de la biodiversité. Et ici, je vois mes collègues qui ont l'impression qu'on n’a rien fait, qu'on pollue la nature, alors qu'on ne peut travailler qu'avec des terrains sains et une agriculture saine, pour avoir des bons produits. Mais ça, ils ne l'ont pas tous compris. Prenez la promotion de la biodiversité : on nous dit que la biodiversité meurt, et c'est vrai qu'il y a une modification. Mais on travaille déjà depuis une vingtaine d'années à promouvoir la biodiversité, à amener de nouveaux insectes, de nouveaux oiseaux, à faire revenir certains oiseaux, une certaine biodiversité, et ça, on ne l'a pas assez communiqué. Et les collègues parlementaires ne sont souvent pas au courant.
Dans le plan de politique agricole PA2030, qui viendra à être débattu devant le Parlement, que faudrait-il ajouter, selon vous, en priorité ?
PAP : On doit vraiment aller vers la continuité. On doit poursuivre le travail qui se fait actuellement, et on doit arrêter de modifier tous les deux ans la politique agricole. Je crois que l'agriculteur, le paysan, ont besoin d'avoir une ligne, de savoir où ils vont. On ne peut pas modifier nos investissements tous les 4 ou 5 ans. Quand on investit, c'est pour 20 ans, pour 30 ans, pour une génération, et on doit pouvoir rester sur cette ligne. Si on change tous les 4 ans de politique agricole, c'est infernal pour l'agriculteur.
BH : Je pense qu'effectivement il y a là plusieurs enjeux importants. L’un d’eux, c'est l'approvisionnement alimentaire du pays. On a quand même vu, à travers la crise entre l'Ukraine et la Russie, qu’on est très dépendants, y compris sur nos matières premières agricoles, de l’étranger. Donc il y a une vraie réflexion à avoir par rapport à ça. Qu'est-ce qu'on veut produire dans ce pays ? Qu'est-ce qu’il est utile de produire ? Et puis il y a un autre enjeu, c'est la question de la biodiversité, la question de la pollution, et la question de la production durable. Il faut que notre fonctionnement soit supportable pour les gens qui la pratiquent, mais comment notre agriculture va-t-elle passer à quelque chose de plus respectueux de l'environnement, tout en ayant cette responsabilité d'approvisionnement ? Ce sont des intérêts qui sont par définition contradictoires, et notre travail, c'est de trouver un bon équilibre.
On entend beaucoup qu’il faut revoir le système des paiements directs, devenu trop compliqué, ou plus adapté aux enjeux du moment. Mais par quoi le remplacer ? On divise 2,8 milliards de francs par an par 45'000 agriculteurs ?
PAP : Effectivement, le système est aujourd’hui trop complexe. On aurait besoin de trois ingénieurs agronomes pour gérer une exploitation ! Trop de monde donne son avis, et puis on dirait que certains, dans leurs bureaux, nous vendent une nouvelle solution pour maintenir leurs places de travail. Alors que nous, on veut simplement nourrir la population d'une façon saine, et finalement, on n'a pas besoin de tous ces papiers pour ça. L'agriculteur est formé maintenant, il y a beaucoup de formations pour tous les jeunes, et ils ont une super formation, ils savent travailler l'agriculture sans avoir encore un État qui leur pèse sur la tête pour avoir toujours plus d'exigences. Moi je pense qu'on ne doit pas tout réformer, je crois que c'est trop tard : la machine est en route. Mais on doit vraiment simplifier les mesures, et on va s'y attaquer maintenant. On a une belle majorité dans ce Parlement pour simplifier les mesures, j'espère qu'on arrivera à aller dans cette direction.
BH : Les paiements directs sont nécessaires, donc il faut maintenir le système. En revanche, les critères qui permettent d'accéder aux paiements directs, qui sont différenciés en fonction des cultures etc., ces critères-là méritent un travail politique, pour mieux en faire profiter l'agriculture biologique, et l'agriculture qui n'utilise pas de pesticides de façon générale. C’est extrêmement important à mes yeux, c'est quelque chose qui ne va pas de soi, et qui doit être discuté. Mais tout est réformable en Suisse !
Quand vous entendez l’USP nous dire que le salaire horaire moyen d'un paysan en Suisse, c’est 17 francs de l'heure, 59’800 francs par an et par unité de main d'œuvre familiale en 2021, vous répondez quoi ?
BH : Ce n'est pas assez, clairement ! Moi, je me suis toujours battu pour des salaires minimums, et ça devrait aussi s'appliquer aux travailleurs agricoles et aux paysans, aux propriétaires d’exploitations. C'est évident que ce n'est pas assez, et que ça fait partie du problème. Car il est impossible de demander à l'agriculture des efforts pour l'environnement si les gens n’arrivent déjà pas à boucler la fin de mois. Donc là, il y a une vraie réflexion, effectivement, à avoir sur les revenus de nos agriculteurs et de nos agricultrices. On ne doit pas admettre si facilement qu’ils soient aussi faibles. Et puis, de la même manière, on ne doit pas non plus admettre que les rentes diminuent. Quand on coupe dans l’AVS et ces choses-là, ce sont aussi les paysans qu'on touche.
PAP : Vous savez, j'ai commencé la politique parce qu’on ne gagnait vraiment rien et pour essayer de défendre l’agriculture. On évolue un petit peu, on a mis en place les paiements directs, on a un soutien plus fort à l'agriculture, mais on est toujours en dessous du salaire moyen. Et ça, c'est un problème qu'on doit continuer à essayer de résoudre. Depuis la nuit des temps, l'agriculteur est celui qui est au bout de la chaîne, celui sur lequel il est le plus facile de peser sur la tête.
Comment acceptez-vous que notre société, qui consacre, hors période d’inflation, une part toujours moindre de son budget à l’alimentation, en réclame politiquement toujours plus, en termes de normes, à la paysannerie, et ce avec des budgets agricoles, au mieux, stables depuis 20 ans ?
PAP : C’est difficile à comprendre, d’autant que quand on est parlementaire ici, on se rend compte que tout le monde croit tout connaître sur l'agriculture. Tout le monde veut amener une petite touche personnelle pour dire : « Ah oui, des paysans devraient faire ceci, devraient faire cela ». Puis on essaie de mettre des mesures supplémentaires, et nous, c'est ce qu’on veut éviter. Nous, on estime qu’on travaille déjà dans la bonne direction depuis longtemps, mais il s’agit de le faire comprendre aux collègues parlementaires.
BH : Moi, je comprends l'agacement, mais c'est un petit peu le système qui le veut. Aujourd'hui, on a effectivement des paysannes et des paysans qui sont sous pression du système, qui sont sous pression financière, et qui voient des Verts et des socialistes leur dire : « Non mais il faut encore faire ci ou faire ça ». Je comprends que ce soit agaçant, mais non, on ne le fait pas pour les agacer ! Moi, avant mon père, toute ma famille était paysanne. Je peux vous dire qu’on ne fait pas ça pour les agacer. On fait ça parce que, simplement, leur outil de production, la nature, a besoin d'une économie durable. Cette nature, si on lui demande trop, si aujourd'hui on met trop de pesticides, dans quelques années, elle ne produira plus. Et donc j’ose affirmer qu’à long terme, on rend service au monde agricole. Mais je comprends bien la tension dans l'immédiat, parce qu'on a l'impression qu'on veut encore rajouter une couche alors que c'est déjà difficile.
Seuls 2,3% de la population active, en Suisse, travaillent dans l'agriculture, générant seulement 1% du PIB du pays. Pourtant, après ces élections fédérales, on a maintenant 40 sièges sur 246 sous la Coupole occupés par des représentants du monde agricole. Est-ce que c'est, selon vous, anormal ?
PAP : Il ne faut pas oublier que ces 3% de la population font vivre toute la Suisse, et des ressortissants de pays voisins. Et puis on génère beaucoup de travail : il y a tout l'agroalimentaire qui est aussi concerné, c’est vaste, et il y a aussi la recherche ! Tous ces milieux représentent en réalité beaucoup plus de postes de travail que ces 3%.
BH : Moi je ne trouve pas ça scandaleux. Car la 2e profession la mieux représentée au parlement fédéral, c'est avocat… Or je suis avocat. Donc je serais un peu mal pris de critiquer. Ce que je pense, c’est que le monde agricole a réussi à bien se structurer, il arrive à bien se soutenir, à se tenir les coudes, ce qui fait qu'ils ont beaucoup d'élus. Donc ils sont entendus ici. Après, moi, l’appel que j'aurais, c'est finalement de dire au monde agricole : plutôt que de penser que, systématiquement, la gauche est là pour vous ennuyer, venez aussi nous trouver ! Venez aussi discuter, parce qu'on est très préoccupés par la production agricole, on est très préoccupés par la nature. En tout cas, à titre personnel, et mon parti également, on est très préoccupés par les conditions de vie et les conditions sociales des paysans. Et je pense qu'on a mieux à faire que de systématiquement se tirer dessus. Dit autrement, je ne pense pas que l’UDC, ce soit l'alpha et l'oméga pour défendre les paysannes et les paysans en Suisse.
Quand, dans le canton de Neuchâtel, le directeur de la Chambre d’agriculture et de viticulture, Yann Huguelit, regrette l’élection d’un socialiste et d’une verte au Conseil des Etats, en affirmant « qu’il sera désormais difficile, voire impossible, d’obtenir des votes favorables à l’agriculture », que lui répondez-vous ?
BH : Je lui réponds que c'est faux. On se connaît avec Yann Huguelit, je suis allé à son dernier événement de dégustation du gruyère, et on a pu un peu en parler. C'est faux, car nous pouvons voter pour l'agriculture. Après, il faut savoir ce que signifie voter pour l'agriculture. Encore une fois, s'agissant des conditions sociales dans lesquelles vit le monde agricole, je pense qu'il y a beaucoup à faire. Je pense que s'agissant des paiements directs, on peut trouver des équilibres. Mais il faut que M. Huguelit arrête de penser qu’autoriser le plus de pesticides possible est ce qu’il y a de plus positif pour l'agriculture. Moi je ne pense pas que ce soit le cas. Et s'il se permet de caricaturer notre position avec Mme Vara, je me permets de caricaturer un peu la sienne : je pense qu'il ne le prendra pas trop mal.
Chaque fois qu’une campagne de votation pour une initiative populaire fédérale commence, on a l’impression que les longs débats menés à son sujet sous la Coupole bernoise s’effacent, et qu’il faut tout reprendre à zéro auprès de la population. Expérience faite pendant 4 ans ou davantage, est-ce que vous trouvez ça frustrant ?
PAP : Oui, c’est souvent un problème, car certaines rumeurs arrivent jusqu’aux cantons et à la base, comme si nous n’avions encore rien fait, et ça fait tout repartir depuis le début. Ici pourtant, on connait déjà tous les tenants et aboutissants du dossier, mais voilà, on doit recommencer. C’est un système qui est assez lent et parfois assez pénible, effectivement.
BH : Non, je ne dirais pas que c'est frustrant parce que c'est un travail assez différent. Ici, au Parlement, le travail qu'on essaie de faire, c'est de créer une loi, ou de créer éventuellement un contre-projet. Et c'est assez technique, car il faut que ça fonctionne au niveau législatif. Devant la population, ce qui est beaucoup plus important que les méandres législatifs ou les détails de fonctionnement, ce sont les principes, ce sont les idées. Pourquoi veut-on de cette initiative, ou pas ? Et donc, pour moi, c'est totalement un autre débat, c'est un autre processus, et ils sont tout aussi intéressants l'un que l'autre.
Enfin, que dites-vous aux chasseurs valaisans formés pour prêter main forte aux garde-faune de leur canton, afin de réguler le nombre de meutes de loups suivant les directives de l’Office fédéral de l’environnement ? Sont-ils des bienfaiteurs de la paysannerie ?
PAP : Je leur dis merci de nous aider à protéger nos troupeaux.
BH : Je ne pense pas du tout. Les loups sont de retour. On sait qu’ils se multiplient particulièrement, comme toute espèce, quand ils sont sous tension. Donc je pense vraiment que tuer ces meutes de loups, c'est ce qui va faire que le loup se reproduira davantage. Et que ce n'est pas du tout, à mon avis, une bonne idée. Il faut aujourd'hui qu'on mette de l'argent pour la protection des troupeaux, ça, c'est évident. Il faut qu'on mette aussi de l'argent pour indemniser quand il y a un problème. Mais on ne peut pas faire la guerre au loup. Il est de retour et on doit apprendre à vivre avec. C'est un peu comme si, il y a 20 ans, on avait combattu pour faire sans Internet. Non, Internet était là, et on doit apprendre à faire avec. Le loup est de retour, on doit apprendre à faire avec, et le tuer, ça n'est pas une solution.
Propos recueillis par Etienne Arrivé/AGIR
> Retrouvez également, plus tard cette semaine, les réponses de deux nouveaux élus au Conseil national : la socialiste vaudoise Brenda Tuosto et l’UDC jurassien Thomas Stettler.