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Un livre jette des ponts entre la ville et la campagne
«Faire paysan», pourquoi ce titre?
Le mot «paysan» est devenu presque honteux, il a perdu de sa dignité. Les concernés eux-mêmes préfèrent s’appeler «exploitants agricoles». Avoir ce terme dans le titre, c’était une manière de le mettre en avant. Bon, j’aurais dû titrer «Faire paysan, faire paysanne» ou ajouter un point médian...
A quel moment, on se dit «j’ai envie d’écrire un livre sur l’agriculture»?
Le projet de ce livre est né en 2021, dans les mois qui ont précédé les deux initiatives populaires s’attaquant aux produits phytosanitaires. A cette période, j’ai entendu des propos très sévères à l'encontre des paysans conventionnels: «empoisonneurs», «tueurs d’abeilles», «pollueurs de rivière», «complices de l’holocauste agricole»… J’ai constaté qu'il était devenu impossible de faire dialoguer la ville avec la campagne, alors que les initiatives sont des occasions de discussions. Dans le livre, il y a un passage qui symbolise cette rupture. Le moment, où j’invite à manger deux paysans, père et fils, des voisins. Puis, je lâche le mot «glyphosate»... La soirée était gâchée. Je me suis rendu compte que, pour eux, j'incarnais la critique puisque je n'étais pas du métier et avais habité quinze ans en ville.
«Faire paysan, c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne»… C’est la confidence d’un jeune, débutant dans le métier. Vous partez à la rencontre de différentes personnes pour rendre compte de la réalité paysanne, votre démarche est assez journalistique, non?
Oui, tout à fait. C’est un récit du réel. Et j'ai été journaliste...
Vous vous êtes autorisés un mélange des genres: autobiographie, histoire, manifeste, essai…
La narration est hybride, à mi-chemin entre littérature, reportage, récit intime. Mon livre est un manifeste pour faciliter la réconciliation entre la ville et la campagne.
«Dans les campagnes, la dot était jadis estimée à l’importance du tas de fumier devant la ferme des parents»… Pourquoi avoir fait le choix de parler de fumier, dès les premières pages?
Je suis fils et petit-fils de paysans. J'avais envie de parler de ma famille, de mon village natal et surtout d'ancrer mon récit sur quelque chose de palpable, de symbolique: un fumier qui disparaît. L'agriculture est un sujet si complexe, avec tant d'acteurs et d'enjeux, qu'on gagne à partir du concret avant d'entreprendre une réflexion plus globale.
«(…) Ce livre n’est pas un manuel de politique agricole. (…) Je souhaite simplement transcrire un maximum de points de vue, ouvrir le débat, apporter de la nuance et partager des informations»… On ressent tout le long du récit, votre besoin de justifier l’existence du livre. Etait-ce un challenge de l’écrire?
Ma principale difficulté a été de jongler entre ma sensibilité paysanne, ma loyauté envers ce milieu et mon envie d'être critique, puisque beaucoup d'erreurs ont été faites. Après, l'écrivain souffre souvent du syndrome de l’imposteur. Au fond, qui suis-je pour parler de ce domaine? Je n’ai aucune prétention de proposer des solutions aux grandes problématiques du milieu agricole. Je n’ai ni l’envie, ni les compétences, comme je le précise d’ailleurs dans le livre, pour le faire. Ce livre est simplement une tentative d’ouvrir le débat et de favoriser le dialogue entre citadins et paysans.
«A jamais entre deux mondes, les fesses entre une chaise et un botte-cul»… On sent dès le départ votre tiraillement entre l’univers urbain et celui de la campagne.
Oui. C’est une sorte de tension perpétuelle, mais je le vis positivement. J’aime ma vie de vigneron, lorsque je cultive mon hectare de vigne avec mon père, mais j’aime aussi me retrouver dans les grandes villes à parler littératures devant un public. Ces décalages me nourrissent.
A un moment donné, vous écrivez «(…) mais qu’est-ce qu’il nous prépare le fils Hofmann». De l’humour pour appréhender la critique?
Dans les premières pages du livre, je m'adresse à mon grand-père: «pardonne-moi, mais des fois je pense aussi comme un citadin». En étant tour à tour dans les deux camps, c'est aussi un moyen d'être moins jugeant. Bon après, j'aime beaucoup les coulisses de l’écriture et donc commenter ou évoquer un ressenti.
Vous décrivez 1996 comme une année charnière. Pourquoi?
Entre 1995 et 1996, c’est la crise de «la vache folle», l’encéphalite spongiforme bovine. On découvre que le bétail est nourri avec de la farine animale. Une absurdité qui brise la confiance envers le monde paysan. C’est aussi l’année de la naissance «des paiements directs» via la votation populaire du 9 juin. Les trois quart de la population ont accepté que l’agriculture n’est plus là uniquement pour nourrir mais aussi et surtout pour entretenir un paysage rural. Enfin, c’est l’année où près de 15’000 paysans se sont réunis le 23 octobre à la Place fédérale, à Berne, pour défendre leurs droits. La manifestation a failli virer au drame. Les forces de l’ordre n’avaient pas hésité à tirer des balles en caoutchouc ou lancer du gaz lacrymogène contre la foule en colère. D’un coup, les paysans étaient vus comme des malfrats. Du jamais vu. Donc oui, c’était une année charnière pour le monde agricole.
On est donc très loin de l’image du «paysan suisse héros» qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a permis le passage d'un taux d'auto-approvisionnement de 20% à 70% grâce au «Plan Wahlen». D’ailleurs, ce plan était un bouleversement fondamental de l’agriculture suisse?
Clairement, mais moins dans les faits, les résultats, que dans l'image du paysan. Dans les années 1950, les paysans sont les piliers de l'indépendance, les pères nourriciers de la nation. Maintenant...
Vous citez le point de vue de l’ex-conseiller national et d’Etat Fernand Cuche, également ex-secrétaire général de l'Union des producteurs suisses (devenue par la suite Uniterre), à savoir que le monde paysan ne se bat plus comme avant, ne va pas assez manifester pour ses droits que ce soit à Berne ou devant une Coop ou une Migros? Etes-vous de son avis?
Il est très radical dans ses propos mais je le rejoins sur certains point. Le paysan doit savoir dire non, poser ses règles. Il doit garder une certaine liberté, reprendre le pouvoir sur les grands distributeurs, les multinationales. Or, on sent par moment une sorte de passivité et un sentiment de victimisation au sein du milieu. Pourquoi une telle docilité, alors que les paysans sont des libéraux, des indépendants dans l'âme? Je pose une série de questions dans mon ouvrage, dont je n’ai évidement pas les réponses, afin de faire réfléchir le lecteur et l’inciter au débat.
Vous écrivez que la ville impose économiquement, politiquement et symboliquement une certaine vision à la campagne. Mais, comment éviter cela?
Les paysans représentent 2% de la société. On peut difficilement imaginer la domination des non-paysans s'affaiblir. En revanche, un effort peut être fait pour renouer le lien ville-campagne. Mais, il faudrait que les citadins soient un peu moins hors-sol, arrogants, idéalistes; et les paysans un peu moins susceptibles et méfiants. Il faudrait une ouverture d’esprit des deux côtés, comme dans un couple, afin de rétablir le dialogue.
Et si une de vos deux filles vous disait: «papa, je veux faire paysanne»?
Je serais probablement un peu inquiet, mais aussi très heureux.
Kalina Anguelova/AGIR
«Faire paysan», (Éditions Zoé)
«Pardonne-moi grand-père, mais des fois je pense aussi comme un citadin»
Les «fesses entre une chaise et un botte-cul», Blaise Hofmann se lance dans l’écriture de «Faire paysan» en 2021, dans les mois qui ont précédé les deux initiatives populaires s’attaquant aux produits phytosanitaires. Son ouvrage est une tentative de renouer le dialogue, qu’il estime alors rompu, entre la ville et la campagne. Dans cette enquête littéraire, parsemée d’anecdotes personnelles, de références historiques et littéraires, l'auteur part à la rencontre de différents points de vue pour raconter la réalité paysanne, rendre hommage à ce métier essentiel et pousser à la réflexion quant à l’avenir agricole. Au fil des chapitres, il se positionne tantôt du côté des paysans conventionnels, considérés comme «empoisonneurs», «tueurs d’abeilles», «pollueurs de rivière», «complices de l’holocauste agricole», tantôt du côté des citadins exigeant une alimentation exempte de pesticides de synthèse. Du «Plan Wahlen» à la naissance des «paiements directs», en s’attardant sur des thématiques sensibles comme celles du glyphosate, de la «vache folle», des PER, de l’endettement, du suicide et bien d'autres, il raconte finement, en empruntant parfois l’humour, l’évolution de l’agriculture suisse, ses défis passés et futurs ainsi que sa grande difficulté à communiquer avec ses détracteurs.
Bio express
Blaise Hofmann, né à Villars-sous-Yens (VD), partage sa vie entre l’écriture... et la vigne. Depuis 2017, il cultive avec son père un hectare de «vieilles vignes» plantées dans les années 90 près de Morges. Ils y cultivent du chasselas, du gamay et du garanoir. Il est aussi auteur d’une douzaine de livres et récits de voyage. Pour son ouvrage «Estive» (Éditions Zoé, 2007), il reçoit le Prix Nicolas-Bouvier 2008 au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo. Il était l'un des deux librettistes de la Fête des Vignerons 2019.