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Urgence et patience pour l’avenir de nos forêts
Quand on pense tempête et forêt, en tout cas si l’on a passé la trentaine, on adosse aussitôt le prénom de Lothar, phénomène météorologique explosif du 26 décembre 1999, tragiquement plus mémorable, avouons-le, que le footballeur allemand Lothar Matthaüs, pourtant Ballon d’or 1990. Cette déflagration, aux rafales mesurées jusqu’à 272 km/h au nord du lac de Constance, avait fait office de véritable bug de l’an 2000, faisant 14 morts en Suisse, occasionnant pour 1,35 milliard de francs de dégât, et abattant 14 millions de mètres cubes de bois, soit 1,5 fois le volume d'arbres coupé normalement en une année. Elle reste dans les mémoires comme la tempête du siècle, mais il faudrait aussi citer la plus récente Eleanor, en janvier 2018, et puis Viviane, fin février 1990. Toutes trois ont en commun d’avoir fait évoluer les programmes politiques de préservation des forêts de notre pays.
Un "aide-mémoire" toujours actualisé
Ainsi la Confédération a-t-elle révisé, en 1990, son "Aide-mémoire en cas de dégâts aux forêts", publié au départ en 1984. Au début des années 2000, ce document de référence a intégré les enseignements des opérations de déblaiement et de remise en état consécutives à Lothar. Et une nouvelle édition est imminente car, aux dégâts des tempêtes, viennent se combiner les attaques de maladies et de parasites, comme le bostryche (parmi d’autres insectes xylophages de la famille des scolytes, insectes qui se nourrissent, donc, de bois), dans des forêts affaiblies par les fréquents épisodes de sécheresse ou de canicule.
Cantons-Confédération à parts égales
Cette situation d’urgence, médiatisée en 2019 dans le Jura, lorsque des centaines d’hectares de forêts de hêtres ont péri, a aussi donné lieu à des interventions politiques. Ainsi les chambres fédérales ont-elles adopté une première convention-programme pour la période 2021-2024. Trois grands axes ont été poursuivis: "renforcement des forêts de protection", "promotion de la biodiversité en forêt" et "gestion des forêts". Pour chaque franc investi par la Confédération, les cantons ont doublé la mise, mettant à disposition une enveloppe d’environ 95 millions de francs. Les cantons les plus actifs dans ce domaine ont jusqu’ici été ceux de Berne et des Grisons, sachant que, pour la Romandie, Vaud se classe 5e, Fribourg 7e et Neuchâtel 9e. C’est ce programme qui vient donc d’être prolongé pour quatre années supplémentaires, avec un peu moins d’argent à la clé (70 millions cette fois), restrictions budgétaires obligent. Et c’est le conseiller aux Etats Daniel Fässler (Le Centre/AI), président de ForêtSuisse depuis 2017, qui a logiquement encore porté le texte.
140 millions de plus jusqu’en 2028
Si les cantons utilisent à nouveau pleinement ce crédit, ce sont donc 140 millions de francs qui pourront être consacrés exclusivement, d’ici 2028, à ces adaptations au changement climatique. Concrètement, 19 mesures ont été définies, à court, moyen et long terme, pour préserver l’effet protecteur de la forêt, l’exploitation des ressources de bois, la contribution à la biodiversité, mais encore le bien-être des hommes en tant que territoire de loisirs (chaque citoyen suisse passerait en moyenne 15 minutes par jour en forêt).
La première des priorités de l’Office fédéral de l’environnement est de garantir un rajeunissement forestier en continu. Notre forêt se doit d’être étagée, avec des essences diverses à toutes les altitudes, mais aussi des âges, des diamètres variés. C’est ce mélange qui va le mieux résister aux aléas climatiques et nous protéger.
Encourager les espèces "de lumière"
L’abattage de parcelles de vieux arbres, souvent définies par les données satellitaires, permet aux jeunes pousses d’avoir la lumière et l’espace nécessaires, surtout pour les essences indigènes jusqu’ici pénalisées par l’ombre, mais qui résisteront ensuite mieux à la chaleur. La mixité des essences permet également de mieux résister aux parasites. Les gardes-forestiers font le tri, et auront tendance à conserver les chênes rouges et rouvres, les mélèzes, les sapins de Douglas, les merisiers et les érables sycomore, tous considérés comme des arbres du futur, au contraire des épicéas de basse altitude, pourtant les plus nombreux en Suisse. D’ici 50 ans, les feuillus auront pris davantage de place dans notre pays, un vrai changement de paradigme pour certaines régions, qui privilégiaient stratégiquement l’exploitation des résineux. C’est à ce prix que notre forêt, qui couvre un tiers du territoire suisse, saura conserver tout son rôle, y compris comme refuge pour la biodiversité.
Que la faune ne ruine pas ces efforts
Dernier paradoxe cependant, ce programme urgent de rajeunissement de la forêt se heurte "notamment en montagne" "à l’influence trop importante des ongulés: chevreuils, cerfs, chamois". Ce sont les spécialistes de la forêt (GSM, SFS, ForêtSuisse et Association des propriétaires de forêts bernois) qui s’en sont alarmés, dans une prise de position du mois d’août dernier. Ils demandent à la Confédération de "responsabiliser les cantons en matière de réduction des effectifs de ces animaux", lesquels se nourrissent précisément des espèces que l’on veut favoriser. Sans se prononcer directement sur la régulation des grands prédateurs, ils soulignent que le lynx et le loup "ont des effets positifs, et doivent être pris en compte" dans le cadre d’un "système de contrôle à l’échelle nationale, pour vérifier si les objectifs de rajeunissement de la forêt sont atteints". Ils apportent ainsi leur soutien "aux chasseuses et chasseurs, au même titre qu’aux autres actrices et acteurs de la forêt".
Entre le temps long et le temps court, la forêt ne peut décidément faire autrement, on l’aura compris, que de se glisser dans l’actualité des hommes.
Etienne Arrivé/AGIR