Main Content
"Trump, c’est Constantin, Nicod et Stäubli ensemble"
"Les journalistes, à Washington, sont épuisés. Et je suis épuisé. C’est le 4e discours en une semaine de ce type! [sic] Alors que fondamentalement, pour vous qui travaillez la terre, c’est le rythme de la nature, le temps des saisons, qui sont très importants. On est entré dans une temporalité bizarre… Avec internet et désormais avec Trump, on accélère le temps. Il n’y a plus d’oxygène, car Trump est om-ni-pré-sent, on ne peut pas s’empêcher de parler de lui. Moi je ne parle plus de géopolitique mais de chronopolitique. Et c’est la même chose avec nos téléphones: vous allez au magasin et on vous parle d’une génération d’appareil tous les six mois. Pour moi, une génération, c’était vingt ans."
"Je peux vous montrer la réalité du rêve américain"
Serait-il donc un pur boomer, ce Daniel Warner? "Oui, vieux schnock, ça je comprends. Mais pourquoi, quand j’allume la télévision en Suisse, on passe encore des westerns? Pourquoi ce mythe du cow-boy? Et cette fascination éternelle pour New-York: venez avec moi, j’y ai enseigné trois ans, à Harlem, je peux vous montrer la réalité du rêve américain." Ce samedi matin, dans le grand auditoire du gymnase de Marcelin, celui qui a son rond de serviette, depuis des décennies, dans les studios de la RTS, a accepté de s’exprimer plus en longueur sur cette question constamment répétée: qui est Donald Trump? Le désormais 47e président des Etats-Unis a le même âge que lui, 78 ans, et il est New-Yorkais comme lui ("je le comprends bien, mais lui vient du Queens et moi du Bronx").
"Un promoteur immobilier capable de vendre n’importe quoi"
Et sa réponse tient d’abord dans une formule, applaudie par les anciens élèves du centre de formation vaudois Agrilogie: "Trump, c’est Christian Constantin, Bernard Nicod et Jürg Stäubli ensemble! Sachant que Stäubli est le seul qui ait fini en prison! Trump a été jugé coupable 34 fois, et visé par une procédure de destitution 2 fois. Mais comment fait-il? Selon moi, c’est un promoteur immobilier capable de vendre n’importe quoi. Et c’est quelqu’un qui a une telle fascination pour la télévision qu’il faut le considérer comme un comédien davantage que comme un politicien". Caractéristique partagée par le président ukrainien, serait-on tenté d’ajouter… Mais justement, Daniel Warner enchaîne sur l’échange invraisemblable entre les deux hommes, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, retransmis mondialement le vendredi 28 février. "Cette humiliation de Volodymyr Zelensky, poussé à s’excuser par écrit, comme ces annonces vis-à-vis du Canada et du Mexique, nourrissent le mythe d’une Amérique qui dicte sa loi. Pareil avec la fortune de Musk: c’est un pouvoir dur, presque militaire, qui génère de la peur à tous les niveaux. Les gouvernements chinois et russes comprennent ça, et on n’est pas à l’abri qu’ils se mettent tous à table à Mar-a-Lago, dans la résidence dorée de Trump à Palm Beach en Floride, pour se partager les sphères d’influence, façon Yalta 2.0."
Une image masculine et individualiste
Mais alors, pourquoi 75 millions d’Américains ont voté pour revivre ça? "Trump a fait la campagne probablement la plus brillante de l’histoire. C’est devenu une question de relations publiques: le produit ne compte pas, tout ce qu’il faut c’est savoir le présenter. On avait déjà connu ça pour les cigarettes, quand l’image du cow-boy, masculin, individualiste, a fait s’envoler les ventes. Or son slogan, «Make America Great Again», je crois que c’est le truc le plus brillant qu’on ait jamais vu." Selon Daniel Warner, avec l’adjectif «Great», on revient dans le passé, les années 1945, quand les USA étaient dominants. Et les Américains adorent être numéro 1. "Football américain, basket et baseball: on joue avec les mains, et il n’y a pas de match nul, soit vous gagnez soit vous perdez. Quand Trump vous insulte, vous êtes un perdant. «Winner» ou «loser». En Suisse, il n’y a pas cette culture d’être nécessairement premier de classe, on est capable de se satisfaire que Lara Gut ait bien skié, même si elle n’a pas gagné, parce qu’elle fait aussi la publicité pour notre chocolat. Vu des Etats-Unis, c’est incompréhensible, car vous y êtes tout le temps en compétition, c’est une habitude viscérale. A un fermier, on demandera toujours pourquoi il n’a pas plus de vaches, ou plus d’hectares à cultiver. Alors ce n’est peut-être pas votre style, mais le désavantage de la discrétion suisse, c’est que les gens oublient ce que vous faites. Ainsi l’EPFL jouit d’une renommée mondiale parce que son ex-directeur Patrick Aebischer avait étudié aux Etats-Unis, et qu’il a sacrément su vendre son école."
Madame est à la cuisine
Plus fascinant encore serait l’emploi du «Again», qui renvoie clairement à une notion de domination masculine malmenée. "Comme avec ses cravates unies, rouge, jaune ou bleue, synonymes de puissance, on nous sert un noyau familial où Madame est à la cuisine, comme à l’époque, où les enfants admirent leur papa, et où tout le monde se retrouve pour regarder la télévision. Peu importe les remariages multiples de Trump ou de Musk, on reste sur ce cliché des années 1950." Sachant que Daniel Warner constate un retournement de situation total: "Ces dernières semaines, on dirait qu’on ne peut plus compter sur les Américains. On avait l’habitude d’un système relativement stable, que ce soit avec une administration républicaine ou démocrate, mais désormais on se demande si le droit sera respecté. Même pour les Américains, c’est angoissant. Quand je suis arrivé en Suisse en 1972, dans ma famille personne ne me comprenait, et ces jours-ci, ils m’appellent pour me demander si c’est possible de me rejoindre."
Une production excédentaire entravée
On en vient à l’agriculture: "Je viens de lire qu’environ 50% des ouvriers agricoles étaient des immigrés clandestins. Alors si Trump veut mettre 30'000 personnes à Guantanamo, comment vont tourner nos fermes? Et puis il y a les tarifs des denrées alimentaires: avec ses brutales taxes douanières, Trump va générer de l’inflation. Enfin, on oublie que les aides américaines sont en grande partie constituées de produits alimentaires excédentaires. Si Trump coupe tout, que fera-t-on de notre production? Prenez la Chine, elle importe pour 25 milliards de dollars de produits agricoles américains chaque année. Pour le Canada et le Mexique, ce serait 30 milliards. Si on ne peut plus vendre à l’extérieur, si Musk coupe encore dans les subsides aux paysans, ça va coincer. Au milieu des Etats-Unis, dans les campagnes, presque tous ont voté Trump, mais ça commence déjà à être la désillusion. Car Trump et Musk ne comprennent rien à la terre. En Suisse c’est l’inverse, car j’ai bien compris que les paysans allaient continuer d’être représentés au Conseil fédéral."
"Ils seront rattrapés par des réalités terre-à-terre"
C’est d’ailleurs vers ce monde agricole que Daniel Warner se tourne pour se donner des raisons d’espérer. "Vous utilisez ensemble les mots cohésion et valeur. Si Trump s’est appuyé sur une équipe pour dégainer toute une série de décrets lors de son investiture le 20 janvier, ce pouvoir extraordinaire est déjà en train de se heurter au réel. La Cour suprême commence à rappeler le droit, et il y aura une élection de mi-mandat en 2026 pour les parlementaires. Sachant que les Américains, en rentrant chez eux, vont commencer à s’apercevoir qu’avec l’inflation, le résultat ne correspond pas à leurs attentes, cette élection peut être perdue. Certes je ne sais pas combien de temps cette fascination peut continuer, mais je sais une chose, c’est que l’on ne peut pas revenir en arrière dans les années 1950. Comme je ne gagnerai jamais Wimbledon. Donc si Trump et son entourage vivent dans une autre réalité, si une partie de cet électorat est coupé du travail de la terre ou se raccroche aux cryptomonnaies, le peuple saura leur rappeler ce qui se passe quand les choses ne poussent pas, quand il y a des problèmes avec les animaux, bref, toutes ces réalités très terre-à-terre."
Etienne Arrivé/AGIR
Daniel Warner est né le 17 août 1946 à New York. Préférant enseigner durant trois ans dans les quartiers pauvres de Harlem pour éviter le service militaire, il rejoint la Suisse en 1972 avec son épouse franco-américaine, et devient prof dans une école internationale privée à Villars-sur-Ollon (VD), au collège alpin Beau-Soleil. Quatorze ans plus tard, installé à Genève, il obtient un doctorat en sciences politiques, et sa thèse «L'éthique de la responsabilité dans les relations internationales» gagne le prix de l'Université. Ancien adjoint du directeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (HEID), il a dirigé le Centre pour la gouvernance internationale (CIG). Il a également travaillé en tant que conseiller auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en tant que consultant pour le Département fédéral des affaires étrangères et le Département de la défense en Suisse, ainsi que pour le secteur privé.