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Leur truc en plumes? Posé en douceur sur la Grande Cariçaie!
"Mon truc en plumes/ Ça fait rêver/ Mais c'est sacré/ Faut pas toucher…" Ceux qui ne connaissaient encore pas leur Zizi Jeanmaire dans le texte ont fini par croiser cette danse rose, juste avant la pluie, interprétée par Lady Gaga et ses "boys" lors de la récente cérémonie d’ouverture des JO de Paris. Eh bien sachez que la pluie multiplie les plumes! Tout spécialement là où nichent les oiseaux de marais, dans les zones humides telles que celles de la rive sud du lac de Neuchâtel. Bien inondées durant toute la saison de reproduction 2024, elles ont procuré aux nichées une décisive nourriture, abondante en insectes.
Effectifs records
L’info n’a pas fait la "une", pourtant les derniers chiffres du suivi démographique des espèces sur place, communiqués en octobre par l’Association de la Grande Cariçaie, recèlent bon nombre de satisfactions. Au moins onze couples de hérons pourprés ont, par exemple, été recensés entre mars et juillet, une courbe ascendante depuis 2004 pour cette espèce protégée, longtemps disparue de Suisse, notamment des suites de sécheresses dans ses zones d’hivernage au Sahel (cette bande de l’Afrique marquant la transition entre le domaine saharien au nord et les savanes du sud). Un effectif record est également atteint pour le Blongios nain, un petit héron, tandis que de premières reproductions ont été observées chez le fuligule nyroca, un canard plongeur.
Nids et oiseaux chanteurs
"Si nous avons bien sûr une marge d’erreur chaque année", explique Christophe Sahli, biologiste responsable de la coordination des monitorings de l’avifaune pour l’Association depuis 2017, "c’est davantage les variations d’effectifs qui nous renseignent sur les évolutions. Pour nos 3'000 hectares de réserve, nous sommes une dizaine à œuvrer chaque année pour ces recensements, à raison de dix passages par secteur. On compte les nids, on estime les oiseaux chanteurs (des mâles défendant leur territoire), ou bien encore on compte les petits qui ne sont pas encore bagués, la méthode dépend de l'oiseau". Au total plus d’une centaine d’espèces d’oiseaux nicheurs prennent leurs aises ici, soit une bonne moitié de toutes celles présentes en Suisse, parmi lesquelles on se plait à citer la rousserolle effarvatte (qui dépend beaucoup de la présence d’insectes), la panure à moustaches, la marouette ponctuée, le bruant des roseaux ou encore la Locustelle luscinioïde. De quoi rhabiller tout le Moulin-Rouge!
Ces travaux d’entretien qui paient
A ce propos, comme dans la chanson précédemment citée, la Grande Cariçaie, classée comme réserve depuis plus de vingt ans, est, certes, un espace "sacré" et qu’il ne faut pas trop "toucher". Mais tout cela est trop vite dit. En fait, il faut largement considérer, ici, l’impact positif des travaux humains, pour que les oiseaux puissent nicher en un endroit et se nourrir sur un autre. "Evidemment, on est dans le plus grand marais lacustre du pays, avec des accès restreints à certaines zones, ce qui est très précieux", explique le biologiste. "Mais s’il s’agit aussi du plus important «hot spot» pour la biodiversité, c’est grâce aux travaux d’entretiens qui y sont mis en œuvre. On fauche les roselières (là où poussent des roseaux) ou les prairies marécageuses, pour rajeunir, tous les 3 ou 4 ans, certaines portions de marais, et ainsi préserver une plus grande variété d’habitats. On crée aussi des étangs, par décapage de la surface organique sur 30 ou 40 cm. Pour les zones les plus humides, ces travaux sont sous-traités à une entreprise spécialisée, basée à Cronay (VD), conceptrice d’une machine spécialement dédiée, baptisée Elbotel."
Les agriculteurs collaborent activement
Quant aux bénéfices des mesures mises en œuvre par les exploitants agricoles limitrophes, Christophe Sahli espère, pour les espèces limicoles, comme le vanneau huppé (notre article auprès de BirdLife), que l’amélioration constatée dans les champs se répercutera vite sur les marais, ce qui n’est mystérieusement pas encore le cas. Il espère aussi que soit démontré un bénéfice pour la santé des sols, lorsqu’un agriculteur accepte de laisser une parcelle temporairement inondée au profit des oiseaux. Et puis il se réjouit du meilleur contrôle et du meilleur ciblage des produits phytosanitaires utilisés par les exploitants, ce qui limitera d’autant plus la diminution des insectes et l’accumulation de ces produits dans la terre et les cours d’eau.
Réchauffement et cormorans
Reste à évoquer, pour être juste, des espèces moins visibles ces derniers temps. Ainsi du fuligule morillon, originaire de Sibérie, et qui a de moins en moins besoin de descendre jusqu’en Suisse, en hiver, pour se poser sur un lac préservé du gel. Et puis le cas particulier du grand cormoran, loup de nos lacs pour les pêcheurs professionnels (notre article ce printemps). Christophe Sahli nuance: le cormoran est bien sûr l’un des facteurs à l’origine de la baisse des stocks de certaines espèces de poissons, mais d’autres facteurs, comme la température et la propreté actuelle, par rapport au siècle dernier, de l’eau du lac, ou encore la prolifération récente des moules quagga sont certainement également en jeu.
Des œufs quasi inaccessibles
"Et d’ailleurs ce ne sont pas toutes les espèces de poissons dont l’oiseau se nourrit qui sont mesurées en baisse dans le lac de Neuchâtel" poursuit le biologiste, "mais principalement les Corégones, qui sont ici les poissons commercialisables les plus recherchés". "Il sera difficile de réguler le cormoran dans les réserves, car des tirs provoqueraient de gros dérangements dans ces écosystèmes sensibles, et que les œufs sont très difficiles d’accès, nichés dans des arbres. Il faut enfin noter que la dégradation de ces arbres, du fait des fientes des cormorans eux-mêmes, ainsi que la diminution des ressources alimentaires, ont maintenant contribué à la stabilisation de leurs populations sur le lac de Neuchâtel."
Inverser la tendance
Un petit rappel historique enfin: toute cette zone de marais est apparue suite à la 1ère correction des eaux du Jura (1868-1878), mais a ensuite fortement régressé de par la progression de la forêt et l’érosion par l’eau par le lac. C’est dans les années 1980 qu’il a été décidé d’intervenir pour protéger leur haut potentiel d’accueil de la faune, tandis que l’urbanisation galopante colonisait les plaines.
L’Association de la Grande Cariçaie est ainsi désormais mandatée par la Confédération et par les Cantons dans un objectif fédéral de conservation. Ce qui permet à Christophe Sahli de terminer sur une note encore positive: "C’est encourageant de voir qu’ailleurs, certains projets de renaturation agricole, en plantant des haies par exemple, ont permis d’obtenir des succès pour certaines espèces, et qu’ici, nos travaux d’entretien permettent de maintenir un environnement adéquat pour beaucoup d’autres. On peut ainsi espérer inverser, parfois, la tendance au déclin."
Etienne Arrivé/AGIR