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Loups-éleveurs : l’angoisse a pris le pas en 2023
"On voudrait que le grand public voie ces photos, pas juste des articles illustrés par des images d’un beau loup." Raymond et Sandrine Furrer terminent la saison très choqués par l’agonie d’un jeune veau de 15 jours, attaqué par un loup dans la nuit du 21 au 22 septembre. "Est-ce que ses défenseurs sont prêts à venir nous aider pour achever un animal partiellement mangé, ou même à débarrasser les restes ?" A Chaumont, au-dessus de Neuchâtel, leur troupeau d’une quarantaine de têtes aurait lui-même changé de comportement : "Désormais les vaches allaitantes ont tendance à attaquer notre chien. Que doit-on faire avec les chiens des promeneurs qui traversent les sentiers pédestres dans nos pâturages au milieu de l’été ?"
"Une meute, c’est comme une armée"
Si les totaux des animaux tués ne sont pas encore arrêtés, le loup semble bien avoir agrandi son territoire, en cette fin d’été, de Genève à Bâle. Et tandis que l’on pourrait juste se réjouir de conditions météo plus favorables qu’en 2022, c’est donc l’angoisse qui a fait son nid dans les esprits. "Les grands prédateurs sont intelligents, et ils ont compris que le garde-manger était là", assure Pierre-François Mottier, président de la Société vaudoise d’économie alpestre et agriculteur aux Moulins, commune de Château-d’Oex. "On s’est laissé déborder en seulement quelques années. Aujourd’hui, pour que la régulation soit jouable, pour que les loups aient peur et qu’ils aient un respect de l’humain, qu’ils se concentrent sur la faune sauvage, il faut être autorisé à faire des prélèvements d’une meute complète, pas juste d’un individu par-ci par-là. Et spécialement dans le canton de Vaud, où 3 ou 4 meutes sont signalées. C’est dur à entendre pour des défenseurs du loup, et nous ne souhaitons pas éradiquer le loup, mais ces meutes fonctionnent un peu comme des armées."
Jusqu’à l’entrée en vigueur, annoncée pour le 1er décembre et contestée par une pétition munie de 48'000 signatures, d’une nouvelle ordonnance de l'Office fédéral de l'environnement fixant à 12 contre 32 le seuil de meutes tolérables en Suisse, la décision d’abattre un animal pourtant protégé reste généralement conditionnée par les cantons à la bonne mise en place de mesures de protection. Les défenseurs du grand prédateur s’y réfèrent sans réserve, mais beaucoup moins les éleveurs...
Des topographies vite compliquées
"Concrètement, on doit protéger les veaux jusqu’à 2 semaines, pour les veaux des vaches allaitantes", explique Eugénie Vuille, préposée pour la protection des troupeaux à la Chambre neuchâteloise d’agriculture et de viticulture. "Il faut alors des enclos de 5 hectares maximum, avec deux fils électriques de 3'000 volts de tension minimum. Le veau ne doit pas pouvoir passer de l’autre côté de la barrière, et on compte sur la défense des vaches mères. Pour les ovins et caprins, il faut 4 fils électriques, le plus bas à 20cm et le plus haut à 90cm, et toujours une tension minimum de 3'000 volts. Mais évidemment, on le sait, c’est difficile sur des terrains accidentés ou en pente. D’autant que c’est à la charge de l’éleveur."
"Il est utopique de croire qu’on peut faire des parcs pour nos animaux", rétorque Hugo Pradervand, propriétaire de 60 vaches laitières, 30 veaux, et 70 génisses à Givrins, entre Nyon et St-Cergue. "Même pour 10 hectares c’est déjà injouable, alors imaginez quand c’est davantage ! En prime avec des loups qui peuvent sauter à 2 mètres de haut… Avec tout le travail qu’on fait pour la sélection génétique de nos bêtes, le soin qu’on met à les élever, toutes les normes de bien-être qu’on doit respecter, faut imaginer que vous vous retrouvez avec des animaux à moitié mangés… Je peux vous dire qu’après, ça tourne un petit moment ! D’autant que pour certaines bêtes, si on peut, certes, se les faire rembourser, on ne retrouvera jamais leur équivalent."
Un répulsif jugé coûteux
L’efficacité des chiens de protection semble établie, le Valais en a mieux fait l’expérience cette année, mais il s’agirait d’étendre largement cette pratique. Autre piste de protection à l’étude, des boîtiers répulsifs remplis de phéromones, donnant l’illusion au loup que des congénères sont sur place, et l’incitant à fuir pour éviter le conflit. "C’est fabriqué au Tessin à titre expérimental, il faut les mettre à l’entier du troupeau, et ça semble diviser par deux le nombre d’attaques", décrit Sandrine Furrer. "Mais c’est un coût de CHF 2'400 pour 6 mois, à notre charge, quand bien même nous n’avons que 40 bêtes. Et à la longue, le loup peut comprendre que c’est une feinte." Et son mari de renchérir : "Qui veut venir nous aider à attraper des veaux de 6-8 mois pour leur mettre ces colliers ?"
Reste à considérer une éventuelle révision de la réglementation : "J’ai des copains qui rentrent les veaux la nuit, et qui sont rétribués pour le faire", ajoute Hugo Pradervand. "Mais il faut le chalet prévu pour, il faut la paille, il faut les sortir en journée pour nettoyer le fumier, et les attaques ont aussi lieu en journée. Donc selon moi, il n’y a pas de mesures totalement efficaces pour mettre les veaux à l’abri."
Ce qui se lit sur les visages
Dernier point qui pourrait imprégner les réflexions à venir : le potentiel besoin d’un soutien psychologique du côté des agriculteurs concernés. "Quand c’est arrivé, raconte Raymond Furrer, on n’avait pas le numéro de la hotline sous la main. Donc j’ai dû appeler le service cantonal de la faune. Le garde-faune a bien fait son travail, puis la déléguée à la protection des troupeaux est venue quelques jours après. Mais psychologiquement, nous n’avons reçu aucun soutien. On entend toujours parler de cellules de crise, et il serait temps d’y penser dans ces cas de figure-là aussi…"
"Certains sont attachés à leurs bêtes et on le lit sur leur visage", confirme Eugénie Vuille. "On les sent émus. Quand on se déplace chez eux pour le constat, ils restent avec nous tout le long, et on voit que c’est progressivement la colère qui prend le dessus. On essaie de les recontacter un peu plus tard, de prendre des nouvelles, mais on n’est pas des professionnels dans ce domaine. Je me suis sérieusement posé la question, et je crois que je vais suggérer de prévoir ce soutien psychologique à l’avenir."
Etienne Arrivé/AGIR