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Rendez-vous à Yvorne, entre gel et biodiversité
"C’est grillé", "propre", "poutzé", "clair". Philippe Gex, président du comité de l’association Yvorne Grandeur nature, a beau alterner les qualificatifs, il ne tourne pas autour du pot. Il a suffi d’une nuit par -1°C, entre le 21 et le 22 avril, avec une humidité proche de 100% et par temps clair, pour que le gel détruise ici deux tiers de la future récolte des quelque 15 hectares qu’il exploite sur sa commune du district d’Aigle, dans le Chablais vaudois. "Tout le bas des parcelles, et tout le haut également. Seule une bande à mi-hauteur semble avoir été préservée", poursuit l’ancien syndic du village (entre 2001 et 2015). "On n’a pas de système d’arrosage sur nos vignes de coteaux, et pas plus les bougies allumées que les gros ventilateurs brassant l’air n’y sont efficaces. Il faudrait peut-être des câbles chauffants, comme dans le bordelais, ou de nouvelles variétés qui débourrent deux mois plus tard, mais, sur ce point, c’est non, car on tient à garder nos vins!"
Des paramètres particulièrement pénibles
Quand on lui fait remarquer qu’il y a donc là, financièrement, une perte abyssale (pour ce qui est, en superficie, la 3e commune viticole vaudoise après Bourg-en-Lavaux et Gilly), le sexagénaire tente de répondre avec philosophie: "Je ne vous cache pas que j’avais fait le calcul avant vous! Mais quelque part, c’est bien, aussi, que le consommateur lambda se rende compte que c’est un drôle de métier, vigneron. Que ce n’est pas simplement un métier agréable, au soleil et au contact de la nature, à boire des coups avec les copains. Qu’il comporte aussi des paramètres fâcheux, qui peuvent être particulièrement pénibles à vivre". Il aura l’occasion de le répéter: ce samedi 4 mai, pour la 2e édition de la Journée de la biodiversité à Yvorne, entre 10h et 16h, les visiteurs ne pourront certainement pas arpenter l’itinéraire, entre présentations et ateliers éducatifs à travers vignes, sans interroger les professionnels sur cette récolte avortée.
On pourra toujours acheter suisse
"On vendra nos bouteilles plus chers! Non, sérieusement, il y aura toujours du vin suisse en caves pour la cuvée 2024, mais il viendra d’ailleurs. Nous, on est essentiellement connus pour le Chasselas, un peu pour le Pinot et le Gamay, mais d’autres régions suisses pourront en produire sans problème. Samedi lors de notre événement, on fera en tout cas goûter nos vins issus de cépages plus résistants aux maladies fongiques et aux insectes. Cela fait partie de la démarche. Car plus que de vendre du vin, on veut faire connaître notre projet Yvorne Grandeur nature, le démocratiser."
Cas de figure exceptionnel, 80% des surfaces viticoles, soit une cinquantaine de vignerons d’Yvorne, font partie de ce mouvement, avec pour seule vocation affichée de rendre ce vignoble, dans son entier, "vertueux, proche de la nature et de sa biodiversité de départ". "On a commencé par commander un état des lieux au biologiste Raymond Delarze, du Bureau d’études biologiques (BEB) à Aigle. Il est encore associé au projet, nous conseille sur les mesures à prendre, et vous pourrez le rencontrer samedi. Avec lui, on a souhaité également impliquer nos forêts, via les garde-forestiers, et nos paysans de la plaine du Rhône."
Une filiation Roche-WWF-MAVA
Pour mieux comprendre la démarche, il faut savoir que Philippe Gex lui-même est redevenu salarié après avoir revendu son domaine, en 2018, à son ami André Hoffmann, héritier des fondateurs du groupe chimique bâlois Roche, une famille parmi les plus grosses fortunes de Suisse. Passionné de vins, André Hoffmann présidait la fondation MAVA, dissoute en 2022 et voulue par son père Luc Hoffmann, également cofondateur du WWF. Elle entendait favoriser des projets de conservation de la nature par des "financements pour la biodiversité, l’économie circulaire et le capital naturel". C’est ainsi que le projet Yvorne Grandeur nature peut encore profiter d’un financement à hauteur de 600'000 francs sur cinq ans, jusqu'en 2026. Ensuite, il faudra accrocher le wagon de l'Office fédéral de l'agriculture et du Canton de Vaud, en particulier pour qu’ils œuvrent en faveur de la reconnaissance du label, à côté de la nécessaire création d’un organisme de contrôle indépendant. Car Yvorne pourrait devenir le premier label bio qui concerne l’ensemble d’une appellation, soit le pari d’un argument de vente supplémentaire pour un vignoble déjà coté.
La vigne finit par s’adapter
"Nous fixons nous-mêmes les critères que nous voulons, avec l’expertise scientifique de la HES de Changins, et avec une mise en œuvre progressive", explique encore Philippe Gex. "Pour ce qui est de la qualité de nos vins, on ne sait pas encore ce qu’on va y gagner puisque le projet n’a que 3 ans. Quand on change le régime de culture, la vigne subit un contrecoup et produit d’abord moins, puis elle s’adapte. Sauf gel ou grêle, bien sûr!"
Quant à l’évolution de l’enherbement de ces vignes, il vous apparaîtra de façon spectaculaire sur une série de grandes photographies aériennes à travers le temps, la plus ancienne remontant à 1955. "Cet enherbement amène une microfaune extraordinaire", poursuit Philippe Gex. "Mais on a rien inventé, on reconstitue seulement un biotope qui existait il y a 60 ou 80 ans. Avec des cerisiers, des pêches de vigne, des biotopes faits aussi de tas de pierre ou de vieux bois. Nous on en a fait 6 dans nos vignes, et la vie reprend assez rapidement, il faut le voir pour le croire."
D’aussi jolis noms
L’accueil, samedi, sera assuré dans le hall du bâtiment communal de La Grappe. Avec une botte secrète pour vous décider à y faire un tour: non seulement, à Yvorne, on entend désormais produire du bon vin et protéger la population contre les effets délétères de certains produits phytosanitaires, mais encore s’agit-il d’y faire prospérer ces fleurs jaune orangé devenues rares et baptisées "soucis des champs", ces oiseaux "bruant zizi" et "linotte mélodieuse", ces papillons "azurés porte-queue" ou le fameux "lézard vert". Vous le constatez comme nous: la nature, et l’inventivité de ceux qui lui trouvent d’aussi jolis noms, ont déjà gagné la partie.
Etienne Arrivé/AGIR
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